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notes du cadrans I. Déménagements – 3

Déménager — non une forme d’art, mais bien une pratique sociale courante, ordinaire. Cela ils l’avaient – et nous l’avons – de fait tous en commun. C’était donc de là qu’il fallait partir. Et c’est ici que l’on comprend que l’idée qui aura présidée à ces deux rassemblements, celle que, par souci d’exactitude dans notre évocation des faits, nous cherchions au départ à attribuer à tel ou tel, n’appartient, en réalité, à personne. Une combinaison d’intentions, d’idées à demi formulées, survenus ici ou là entre paroles et gestes et se répercutant indirectement, en ordre dispersé, auprès d’autres membre de ce collectif d’amis : voila ce qui a plus vraisemblablement présidé à la mise en place de dernière minute de ces deux actions sous la forme que nous leurs avons connue. Non l’une puis l’autre, mais bien les deux ensemble, comme dans un procès continu ; là où diverses formes de participations devenaient donc envisageable sans qu’ils ne soit plus ici question d’aucun nom, celui d’un – ou plusieurs – auteur, par exemple, ni même celui d’une ou plusieurs pratiques artistique identifiées, puisque déménager n’est pas a priori une forme d’art. Poser néanmoins, et en sens inverse, en ce genre d’occasion la question de l’art ; la poser sur un mode pratique et lui-même intentionnellement artistique permet peut-être d’aborder selon une attitude singulièrement active, une autre question, elle même en forme de création : plus vaste que la question de l’art, qui en résulte, la question des dynamiques collectives, du sens élaboré en commun au travers de situations définies sous le rapport de la singularité des enjeux humains y affleurant. Il importerait alors pour cela de partir du plus ordinaire. De l’ordinaire comme du niveau peut-être « premier », le plus tangible comme le plus inquestionné des existences socialisées, dans ce qu’il y a en elles de plus commun. Là où se rendait en tout cas manifeste, en ce qui concerne les actions dont nous parlons, le rôle de suscitation que de très diverses personnes avaient put tenir, artiste ou non, par le fait même de leur présence, de leur incalculable influence sur la fait imperceptiblement transformé en action, de ces deux déménagements.

À partir de la socialité la plus ordinaire, dans son fonctionnement toujours mutuellement reconnaissable on se demandait alors ce qui était susceptible d’être placé sous un certain régime de création. On ne sait alors s’il faut parler d’ « oeuvre », pour qualifier un tel accomplissement – acter artistiquement un déménagement – finalement inatribuable, et irréductible à toute forme d’art. Il était pourtant l’expression, réelle, d’un partage d’intentions, celles-ci de nature ouvertement artistiques ; des intentions purement et simplement motivées par le souci de créer quelque chose ; un souci se manifestant, non au niveau de différentes postures d’artistes ou de curateurs, même si ces rôles existaient dans la situation dont nous parlons, mais au travers d’interventions locales, ponctuelles, émanant d’un collectif informel de participants. Si, du moins, l’on veut bien appeler « participant » toute personne ayant contribué à faire l’oeuvre, au sens vraiment pragmatique du terme, de la faire, en tant qu’action collective, ou en tant que fait social traversé d’intentions multiples, comme se superposant. Un tel contexte de formulation, on le comprend, ne pouvait qu’amener chacun des artistes impliqués à une forme de recul par rapport au souci de sa propre pratique artistique. De recul, et peut-être de déprise. Chacun aurait alors choisi d’en venir à un terrain commun d’action, où la question des pratiques artistiques – qui se différencient entre elles – et de la pratique artistique – qui se différencie de ce qui n’est pas de l’art – ne devaient plus être les critères premiers de l’action en cours : de ce qui était même présenté à ce moment là comme devant avoir lieu.

Il n’était pas alors question de faire tant de distinction entre les artistes « principaux » – Su Bei et Hu Jiaxing, qui l’étaient un peu malgré tout, mais surtout en tant qu’hôtes, et encore, puisque ni l’un ni l’autre n’avait encore emménagé – et tous les autres. Les autres : ceux, homologués artistes, qui avaient pu leur apporter une grande partie de l’impulsion, de l’idée même de ces deux actions ; ceux, non-artistes, qui ont pu dire en ce sens des choses significatives, ayant aussi été à leur manière porteurs d’intentions artistiques ; ceux, enfin, qui n’ont rien dit ni même pensé à ce sujet précis, mais étaient présent dans les d’échange, portant avec eux des idées de nature à favoriser l’émergence de formulations suggestives, mettant en lumière dans la situation abordée des potentialités méconnues par les plus « artistes ». Mais peut-être qu’ « être » artiste ne nous dit ici déjà plus grand chose. À partir de quand l’est-on? Lorsqu’on a une oeuvre accrochée aux cimaises, on semble légitime pour revendiquer le terme, avec encore quelques chances d’être cru. Mais des artistes sans oeuvres? Que faut-il pour qu’un « sans oeuvre » – par exemple, un déménagement – devienne de l’art, soit accepté et reconnu comme tel si ce n’est pas la revendication d’individus déjà homologués artiste par d’autres biais, plus identifiés, voir plus traditionnels ? Les artistes cités se situeraient plutôt dans ce cas ; mais il y avait aussi d’autres cas possibles. Je me souviens par exemple d’avoir rencontré Wang Xuanhe, présent là lors des deux déménagements. En Chine il était ingénieur, puis a décidé de venir en France, à un âge assez proche de la quarantaine, pour y « devenir » artiste. Il développe actuellement une pratique de happenings humoristiques dont il rend compte avec beaucoup de négligence (c’est lui-même qui précise) sur son blog. Sa pratique n’est jamais expositive, semble parfois assez proche des « actions furtives » ; elle n’influe pas sur notre perception de ce qui nous entoure, mais agit de l’intérieur et à travers notre environnement, dans la trame de l’ordinaire. Artiste?  Et dans quel but? Mais surtout : qui d’autre dans son cas? Sa participation se traduisait donc par l’apport d’intentions et d’un savoir faire, au niveau des interactions sociales dans ce qu’il souhaite en obtenir « artistiquement ».

On voit par là que le statut d’artiste peut être rejoint par divers bords. Toutes les personnes qui étaient présentes y avaient recours, de près ou de loin, non pour le titre en lui même mais pour ce que celui-ci permet de faire. Même si, vu la diversité des rôles et l’éclatement des propositions, on ne sait pas définir en général ce qu’ « être artiste » veut dire ni ce que cela permet de faire exactement. Ce que l’on trouvera néanmoins à définir, dans la situation que décrite ici : comment diverses choses pouvaient pénétrer, d’une manière ou d’une autre, dans cette configuration artistique précise, comment bien des participants, sous une forme où une autre (présents ou absents, invoqués selon telle modalité de nos échanges et de nos pensées, etc.) pouvait trouver à peupler le « site informel » à l’intérieur duquel les actions que nous avons appelées au début « performances », ont donc eu lieu, les 24 et 25 février au soir.

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notes du cadrans I. Déménagements – 2

Un jour passe et le suivant nous étions conviés, nous « public » d’amis, pour le lendemain, à la première de ces « performances », devant se tenir chez l’artiste Su Bei. De son côté je ne sais pas comment les choses sont venues à se formuler comme tel. De la même manière certainement, en se demandant aussi de son côté ce qui pouvait être mis en place, au mieux et le plus simplement en si peu de temps, pour qu’une action quelconque puisse avoir lieu, à domicile, entre amis, et en relation direct avec ce très simple fait de circonstance : il déménageait.

Mais, pour être plus exact : les chose ne se sont peut-être pas exactement passées « en relation » avec ces circonstances de déménagement ; pas en relation, pas non plus « s’appuyant sur », ou « profitant » de telles circonstances, dans le but organiser un événement centré sur un ou plusieurs artistes ayant choisis de montrer leur travail. Peut-être ces actions ont-elles mobilisé un peu autre chose, et quelque chose de plus que la volonté de simplement tirer parti d’une bonne conjoncture. Était-ce dans l’autre sens que les choses se sont plus exactement passées, ou du moins – et c’est déjà beaucoup – avaient de bonnes chances de se passer ? Non pas en se greffant sur de telles circonstances, y trouvant un de bons pré-textes où de bons éléments de con-texte, mais, au contraire, procédant de telles circonstances. Ce serait de l’« intérieur » et « au travers » de ces circonstances qu’un certain nombre de choses ont été en mesure de se produire. À un point tel, peut-être, que elles en seraient elles-mêmes venues à être comme le coeur de l’action. Il faudrait alors, et encore une fois, faire un tout petit peu reculer nos habituelles catégorisations ; et, après celle d’« exposition », se détourner aussi légèrement de la notion de « performance », trop liée encore, semble-t-il, pour vraiment correspondre à ce que nous voulons dire, à l’idée de relation – sur le mode de la rencontre ou du face à face, fut-il participatif – entre l’oeuvre ou l’action se présentant sous les traits de l’art, et l’ensemble des circonstances lui servant de contexte. Encore une fois : autre chose.

Le mot de « performance » – comme celui « d’exposition » – a bien été prononcé, si ce n’est même franchement utilisé au cours de la mise en place de ces actions ; aussi pendant leur déroulement. Pourtant certains signes, que tout le monde percevait, montraient bien que la situation méritait d’être vécue comme telle, en quelque sorte, et non pas en relation à une quelconque forme d’art ; que c’était bien au travers de sa socialité constitutive, inhérente et indifférente au souci de l’art, que des actions semblaient pouvoir y avoir lieu. « Quelque chose d’autre », disions-nous, et peut-être même « quelque chose de plus. » Mais ici le plus serait un moins. Non pas plus, mais plutôt moins de cadres artistiques déterminants (concepts, situations, techniques de création…) – encore que ceux-ci ne disparaissent pas complètement en l’occurrence -, moins de recours au grand « méta-récit » de l’Art pour organiser les pratiques, donner sens aux expériences communes. L’occasion, donc, d’arriver à faire en artiste peut-être un peu autre chose que de l’art — et surtout d’arriver à le faire à plusieurs.

On pouvait penser tout cela, en arrivant chez Su Bei, y retrouver des intuitions comparables à celles qui s’étaient plus ou moins formulée un peu plus tôt, « trois jours avant », disions-nous. Je ne connaissais pas Su Bei avant de le rencontrer pour cette première action. Au même titre que Tian Dexi et, plus lointainement, Hu Jiaxing, il travaille avec le groupe d’art contemporain Via, animé par Cui Baozhong. En binôme le plus souvent avec son collègue et ami Cai Jianchao, il produit des objets et installations qu’il présente en contexte d’exposition : là non plus, ça n’est pas vers ce type d’action qu’il s’était orienté cette fois-ci. Ni des oeuvres, ni même véritablement, comme nous le pensons, des performances. Su Bei, Hu Jiaxing et Tian Dexi n’affirment pas avoir de lien forts, ni même de liens tout courts avec la pratique de la performance, même si le terme circulait un peu dans les bouches. Ce terme : aura-t-il été utilisé comme un recours, un truchement permettant efficacement, pensait-on, la sortie de la logique de l’objet d’art et de son exposition ? On peut le penser car c’est bien, eu départ, cette vision de l’art qui les concerne tous trois dans leur pratique habituelle, celle à tout le moins qu’ils choisissent de mettre en évidence par exemple ici, ici, et là. Sortir de l’objet, donc, à l’occasion de ces actions de déménagement, mais pas vraiment, pas complètement pour entrer dans la performance.

Connaissent-ils les actions dites « à faible coefficient de visibilité artistique », comme on les appelle parfois ? Ces actions, se revendiquant « artistiques », accomplies au travers de gestes et activités quasiment impossible à distinguer de tout autre forme d’activité, ordinaires par exemple… J’ai oublié de leur demander, mais il me semble que c’est dans cette direction qu’ils ont fait quelques pas à l’occasion de ces déménagements devenus en eux-même – mais en quel sens ? – des « oeuvres ». On s’interroge, en tout cas, sur ce qui les aura amenés tous trois à faire ainsi bouger les lignes de leur pratique habituelle. Il faudra peut-être supposer que certaines circonstances, très particulières voir exceptionnelles, ont tenu un rôle dans ce qui est finalement apparu comme la nécessité d’une inflexion de leurs démarches d’artistes. De ces circonstances, il n’est pourtant pas question ici d’insister sur le caractère exceptionnellement perturbateur que plutôt, et à l’inverse, sur tout ce qui se signalait en elle comme non-négligeables facteurs d’indétermination.

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Notes du cadrans I. Déménagements – 1

L’idée d’utiliser des appartements vacants, de faire fond sur cet événement social de la vie ordinaire que constitue un déménagement afin d’organiser, à un jour d’écart, un duo de performances, n’est survenue que peu de temps avant les événements effectifs. Dans le groupe d’amis qui s’est trouvé informellement réuni au cours des deux actions des 24 et 25 février dernier au soir, personne, avant je ne sais quel événement déclencheur, n’avait pensé à transformer le hasard des deux déménagements de Su Bei et Hu Jiaxing tombant la même semaine, en une sorte d’action collective. Trois jours encore avant le 24 au soir, date de la première performance chez l’artiste chinois Su Bei, en banlieue parisienne, il n’en était en effet question, je crois, pour personne ; sinon de façon silencieuse, tacite — et alors nous n’en savons rien.

« Trois jours avant » est la date possible d’un de ces déclenchements. Celui-ci a eu lieu dans l’appartement de l’artiste Hu Jiaxing, calligraphe et photographe, lorsque Tian Dexi et moi-même l’avions aidé, un soir, à préparer quelques cartons en vue de son prochain départ. L’événement déclencheur, s’il y en eu, aurait alors été initié par Tian Dexi. À un moment il a bien eu l’idée d’organiser quelque chose dans l’appartement, vide et en train d’être repeints, pour la veille au soir du déménagement effectif : un petit événement, réunissant un groupe d’amis, puisque l’occasion se présentait de pouvoir bénéficier d’un espace entièrement libre pour, peut-être, y créer quelque chose. Il aurait pu lui-même apporter un objet, de ceux qu’il trouve puis transforme en oeuvres, objet auquel il lui fallait déjà réfléchir un peu et que nous aurions découvert – si les choses s’étaient vraiment passées ainsi – le soir en question. Dans ce contexte le mot d’ « exposition » a bien été prononcé. On s’en est servi, je m’en souviens, pour qualifier ce qui commençait d’être projeté, sous la forme, donc, d’une présentation ouverte, dans un lieu investi à cet effet, d’un certain objet de nature explicitement « artistique » ; on objet quel qu’il soit, même une toute petite choses ; un objet prétexte, pouvait-on dire, rien de très déterminé en tout cas à ce tout premier stade – celui du moins que j’envisage comme tel – de l’élaboration du projet : ce n’était là qu’une proposition, une idée, vague, pour commencer d’y réfléchir.

Mais, pensait-on déjà : à quoi donc fallait-il qu’un ou plusieurs objets, qu’une exposition, ou qu’autre chose encore dans ce que le vocabulaire de l’activité artistique nous permet de désigner, serve finalement de prétexte ? Dans l’appartement de Hu Jiaxing, avant que les choses se décident à prendre la tournure finale dont je voudrais rendre compte, il se rendait progressivement assez clair que ce n’était pas selon une telle conception, « expositive », de l’oeuvre, que les chose devaient au mieux prendre forme. Si objet il y avait eu – car, en fait il n’y en a eu aucun, du moins pas sous la forme matérielle que nous pouvions attendre – ce dernier ne se destinait à rien moins qu’à se transformer une « oeuvre d’art » exposée. Ni une oeuvre d’art, ni même un prétexte, en réalité. On pensait à un objet plutôt comme une sorte de moyen, un pied à terre purement conventionnel, transitoire, pour se diriger à la fin vers autre chose. Une autre forme d’art, peut-être ; quelque chose, du moins, se laissant guider par d’autres souci que celui de transposer, voir de reproduire dans la sphère privée sous la forme de l’exposition, un mode d’accomplissement devenu bien banal du fait artistique ; quelque chose se concevant moins comme un événement « artistique » au sens restreint du terme, que comme un contexte d’action et d’échange, ou une situation, en un sens encore à définir.

Cette situation. Elle se repère et se définit ici à minima par un contexte, ordinaire, en tout cas non-homologué « artistique », dicté par une nécessité de la vie courante : on supposait qu’une certaine pensée artistique pourrait trouver à s’y glisser, et des moments de création y apparaître plutôt que des oeuvres d’art au sens habituel du terme. Il fallait situer à un tout autre niveau le lieu d’émergence de cette valeur artistique ; et peut-être, déjà, la situer au niveau des interactions, ou des échanges entre personnes humaines, là où, se disait-on, la forme d’une oeuvre  sans objet semble à tout moment  pouvoir prendre effet. Ainsi donc s’orientait déjà chez Hu Jiaxing, avant que l’impulsion ne se manifeste plus loin – selon ma perspective – l’idée de ce que nous appelons encore provisoirement ces deux « performances » du déménagement.

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notes du cadrans – I.1

par Arsène Caens

           Ici comme ailleurs, on ne sait pas toujours s’il faut effectivement parler d’art, ou même de création en un sens très général, pour évoquer tout ce qui semble se positionner dans la continuité de ce que nous avons longtemps appelé de la sorte, en « Occident » du moins. Nous disons « dans la continuité », mais nous pourrions dire simplement « par rapport » au domaine de l’art, tant de très nombreuses entreprises – celles qui en proviennent – entendent désormais s’en désolidariser nettement, et d’autres – celles qui n’y sont pas nées mais pourraient témoigner vis-à-vis d’elle de quelques d’intérêts communs – ne cherchent pas à s’en rapprocher. Comme s’il fallait ne plus être tout à fait dupe, aujourd’hui, de cette utopie devenue bien difficile à poursuivre, celle – héritée des Lumières par exemple – de l’existence d’une communauté esthétique où tous pourraient se retrouver autour d’une façon commune de faire de « l’art », de le sentir et de le penser. D’elle et des usages qui lui survivent sans représenter pour les actions « artistiques » actuelles un appui dans leur effort pour se soutenir le plus au centre possible de la société qui les suscite et à laquelle ils répondent, il s’agirait alors de se détourner.

À aucun moment l’activité artistique ne saurait dès lors s’abstraire de tout son environnement social. On peinera même à qualifier d’« environnement » – comme s’il fallait que l’art s’en sépare aux fins de le contempler depuis un ne sait quel point fixe – ce qui en constitue bien au contraire la première matrice. Très certainement, ce social qui l’englobe, la conditionne et la traverse, cette indéfinissable activité « artistique » dont le nom même, assez proche de s’estomper, reflue malgré tout de temps à autre dans nos esprits, en est le nécessaire terrain d’ancrage. En un sens restreint, l’activité artistique serait alors un des secteurs, un des pivots qui l’articulent et à travers lesquels on ne retrouverait ni plus ni moins qu’une activité collective parmi d’autre. Mais en un autre sens, l’activité artistique pourrait aussi choisir de se tourner, avant de s’y fondre complètement, vers cette société dont les activités de la science, des médias, du rituel religieux, des pratiques ordinaires quelles qu’elles soient – écritures, promenades, hacking, usages communicationnels de l’images… -, seraient devenu le lieu de construction d’un domaine élargit de l’art ; élargi au point de s’identifier au domaine social dans son entier, dont chaque partie et micro partie pourrait dès lors constituer un terrain d’action pour l’art. S’ensuivrait un immense gain d’influence, de puissance peut-être ou de légèreté pour une activité artistique exposée, dans le même mouvement, à une menace pour son nom comme pour la reconnaissance de ce qu’elle fait et de ce au nom de quoi elle le fait.
Une nouvelle pratique de l’art, donc, ou quelque chose qui y ressemblerait. Mais alors quoi ?

On sait déjà qu’elle le reflèterait exactement, ce monde social, qu’elle en serait devenue une des expressions les plus littérales et très transparente, cette nouvelle activité « artistique » devenue la seule, peut-être, susceptible d’accoster à toutes les rives, de s’infiltrer dans tous les secteurs avant de ressurgir face à nous spectaculairement. Une voie ouvrant vers des possibilités peut-être nouvelles de le rejoindre en tout point, de le mettre à notre portée qui que nous soyons, ce monde social qui nous travaille et que nous travaillerions nous-même plus librement : voilà ce à quoi penseraient les choses et les personnes qui nous parlent aujourd’hui depuis ce monde de l’art élargit, dont les frontières à aucun moment ne sont claires. Une même aptitude s’y conquerrait progressivement, y apparaîtrait par bribes ou de manière éclatante entre leurs mains et les nôtres, par laquelle l’action de constituer le social, de le faire être tel qu’il est – ou pourrait-être – par nul autre biais que celui de l’invention, pourrait désormais prendre le nom d’art, ou s’en trouver un nouveau. Invention de gestes, de collectifs, d’êtres ; de façon d’agir, de communiquer, de se mettre d’accord ou de s’opposer. Inventions de formes sociales, donc ; c’est à dire en sommes : d’éthiques. Mais alors l’éthique de qui et pour qui ? Nous ne savons pas toujours qui fait cela, qui serait positionné pour s’y livrer à profit et pour tous. Il se peut toutefois que cette interrogation n’aie pas grand sens, si du moins nous gardons à l‘esprit que le social est fondamentalement multipolaire, que par conséquent les entreprises, les propositions et les éthiques naissent de partout, diversement.

Sur le moment et même après coup, on ne distingue pas toujours nettement la valeur ni la portée d’une action, artistique ou autre. Des discussions naissent alors qui font s’échanger tous les points de vues, à propos des actions qui n’auraient rien d’un art véritable, parce que justement elles fuiraient au loin le social ; celle qui s’y plongent au contraire mais tendent à confirmer le social institué, notamment dans ses grandes lignes séparatrices ; celles, plus stimulantes, qui le changeant en quelque chose d’un peu différent, faisant bouger les lignes dans l’attente d’alliances et d’appuis venant de l’extérieur ; enfin celles qui bouleversent radicalement tout l’espace social, le transformant en quelque chose de tout à fait autre, pour qui serait déjà révolutionnaire. Mais déterminer les choses dans un sens ou dans un autre ne doit pas – ou du moins, peut ne pas – être nécessairement notre priorité. Nous pourrions déjà nous assurer de suffisamment bien voir ces choses, notamment lorsque nous nous essayons à les mettons toutes – ou du moins certaines suffisamment diverses – côtes à côtes ; sans préjuger de ce qui peut valoir ou non comme nouveauté, force marquante de proposition ou action ordinaire. Il se pourrait qu’un tel positionnement, qui prendrait alors la forme d’une approche globale du monde de l’art, se mette à nous renseigner sur le mouvement général de ce à quoi nous tenons, en terme de valeur artistique, dans ses survivances ou sa disparition concertée vers plus ou mieux qu’elle. Ou vers rien. Ou vers elle toute entière, mais sous des formes entièrement nouvelles. Se demander ce qui peut relier, sous la forme d’une continuité, ces divers moments parmi d’autres que nous citons, est peut-être ce qui devrait primer à nos yeux dans la marque d’ouverture sur des mondes que nous cherchons à identifier pour le moment.

Nous disons des mondes, plutôt qu’un monde de l’art ; plutôt que l’unité d’un domaine de l’art et de la création, nous partons de la diversité des pratiques qui s’y manifestent. C’est ainsi que, par souci, en particulier, des différences entre « médiums », on commencerait alors par évoquer comme autant de domaines indépendants – non convergeant vers une idée et un but transcendantal commun – par exemple l’écriture – « littéraire » ou non, artistique ou non – les arts plastiques ou conceptuels – ceux de l’objet, ceux de l’image, ceux de l’immatériel… – la composition musicale, la pratique instrumentale, les arts de la performance, etc. Progressivement, et dans des termes qui nous éloignent plus encore de l’idée d’une spécificité de l’artistique par rapport à d’autres activités sociales, on se bornerait à évoquer des actions, des textes, des images, des objets, des dispositifs, des interventions, là où ne serait alors plus questions que de voir le pragmatisme progressif de propositions éclatées (pouvant se présentant comme « expérimentales »), de travaux en cours ou d’actions situées. Finalement – et c’est bien là que nos nous situons désormais – nous gagerions qu’une pratique – un medium, un langage, un contexte de travail ou de réflexion – engage toujours bien plus qu’une forme d’expression ou un outil pour l’action. C’est bien à une modalité de l’agir social que nous renvoient toutes ces pratiques dont le point commun, plutôt que celui – dépassé – de l’art en son sens restreint, serait plus profondément celui d’une construction de notre propre subjectivité, de notre propre indépendance d’individu pour le collectif et pour le reste du social.

Ce n’est donc pas selon les paliers successifs de l’histoire de l’art que nous regarderons les choses, mais plutôt dans une simultanéité de pratiques où le non-artistique le plus complet trouve une place centrale, rejoint finalement le coeur de nos préoccupations. Sur le rapport d’un souci commun de pratiquer l’art dans le social, la réalité globale d’un monde de l’art fait de plusieurs mondes eux-mêmes tournés non plus vers l’art mais vers la société, pourrait nous apparaître mieux que dans les séparation que nous pratiquons le plus souvent entre toutes ces sphères. Sans compter que tout ce qui peut manquer à un monde dans son projet de se faire accepter, et peut-être même reconnaître , se trouve – c’est bien un effet structurel des champs sociaux – dans les autres mondes. D’où notre premier souci, consécutif à une approche du social dans l’artistique – et inversement – de voir d’abord la complexité d’une situation faite de pratiques toutes contemporaines, et de se représenter ces dernières simultanément. Et c’est bien parce que chaque pratique nous révèle déjà à elle seule tout un monde social, qu’il y a tout lieu de penser que l’orientation vers telle ou telle façon d’agir, de se présenter de telle façon ou de telle autre dans le champ sans frontière de la pratique artistique, est d’abord l’effet de différences voir de profonds éloignements sociaux, que ces éloignements préexistent à la volonté de l’action, en constitue même le point d’ancrage vers le souci de leur dépassement. D’où notre second souci, celui de favoriser, si nous le pouvons, une certaine circulation entre des mondes dont pourrait s’ensuivre, dans la formation de notre regard sur les choses, le sentiment d’une lente et profonde continuité.

Ainsi les moyens d’action et d’expression, mis en jeu dans leur positionnement plus ou moins direct par rapport à la question de l’art, formulent à chaque fois un souci, certainement commun, des valeurs de l’art et de leur dépassement. Les enchevêtrements qui se révèleraient dans les mondes ainsi mis en rapport donneraient l’idée d’une certaine répartition, en ordre dispersé mais se croisant parfois, de la diversité des mondes de l’art ; ou plutôt : des mondes sociaux à l’intérieur desquels, à certains moments, l’élément artistique intervient pour révéler le social même. La construction que nous opérerions de la réalité contemporaine des monde de l’art, criblée de tous ces soucis là, serait à la fin de nature radicalement multipolaire. Comme production de représentation et comme façon d’agir, les pratiques artistiques ainsi mis en vue nous seraient alors devenues équivalentes dans l’efficacité qu’elles tiennent respectivement dans les mondes sociaux dans lesquelles elles naissent. Et la pratique artistique quand à elle serait devenue entièrement combinable – dans ses modes de fonctionnement -, compatible – dans ses valeurs -, et finalement homogène en tout point à son espace social, y compris et surtout dans ce qu’il y a en lui – et à nos yeux – de plus extrêmement ordinaire.

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