Déménager — non une forme d’art, mais bien une pratique sociale courante, ordinaire. Cela ils l’avaient – et nous l’avons – de fait tous en commun. C’était donc de là qu’il fallait partir. Et c’est ici que l’on comprend que l’idée qui aura présidée à ces deux rassemblements, celle que, par souci d’exactitude dans notre évocation des faits, nous cherchions au départ à attribuer à tel ou tel, n’appartient, en réalité, à personne. Une combinaison d’intentions, d’idées à demi formulées, survenus ici ou là entre paroles et gestes et se répercutant indirectement, en ordre dispersé, auprès d’autres membre de ce collectif d’amis : voila ce qui a plus vraisemblablement présidé à la mise en place de dernière minute de ces deux actions sous la forme que nous leurs avons connue. Non l’une puis l’autre, mais bien les deux ensemble, comme dans un procès continu ; là où diverses formes de participations devenaient donc envisageable sans qu’ils ne soit plus ici question d’aucun nom, celui d’un – ou plusieurs – auteur, par exemple, ni même celui d’une ou plusieurs pratiques artistique identifiées, puisque déménager n’est pas a priori une forme d’art. Poser néanmoins, et en sens inverse, en ce genre d’occasion la question de l’art ; la poser sur un mode pratique et lui-même intentionnellement artistique permet peut-être d’aborder selon une attitude singulièrement active, une autre question, elle même en forme de création : plus vaste que la question de l’art, qui en résulte, la question des dynamiques collectives, du sens élaboré en commun au travers de situations définies sous le rapport de la singularité des enjeux humains y affleurant. Il importerait alors pour cela de partir du plus ordinaire. De l’ordinaire comme du niveau peut-être « premier », le plus tangible comme le plus inquestionné des existences socialisées, dans ce qu’il y a en elles de plus commun. Là où se rendait en tout cas manifeste, en ce qui concerne les actions dont nous parlons, le rôle de suscitation que de très diverses personnes avaient put tenir, artiste ou non, par le fait même de leur présence, de leur incalculable influence sur la fait imperceptiblement transformé en action, de ces deux déménagements.
À partir de la socialité la plus ordinaire, dans son fonctionnement toujours mutuellement reconnaissable on se demandait alors ce qui était susceptible d’être placé sous un certain régime de création. On ne sait alors s’il faut parler d’ « oeuvre », pour qualifier un tel accomplissement – acter artistiquement un déménagement – finalement inatribuable, et irréductible à toute forme d’art. Il était pourtant l’expression, réelle, d’un partage d’intentions, celles-ci de nature ouvertement artistiques ; des intentions purement et simplement motivées par le souci de créer quelque chose ; un souci se manifestant, non au niveau de différentes postures d’artistes ou de curateurs, même si ces rôles existaient dans la situation dont nous parlons, mais au travers d’interventions locales, ponctuelles, émanant d’un collectif informel de participants. Si, du moins, l’on veut bien appeler « participant » toute personne ayant contribué à faire l’oeuvre, au sens vraiment pragmatique du terme, de la faire, en tant qu’action collective, ou en tant que fait social traversé d’intentions multiples, comme se superposant. Un tel contexte de formulation, on le comprend, ne pouvait qu’amener chacun des artistes impliqués à une forme de recul par rapport au souci de sa propre pratique artistique. De recul, et peut-être de déprise. Chacun aurait alors choisi d’en venir à un terrain commun d’action, où la question des pratiques artistiques – qui se différencient entre elles – et de la pratique artistique – qui se différencie de ce qui n’est pas de l’art – ne devaient plus être les critères premiers de l’action en cours : de ce qui était même présenté à ce moment là comme devant avoir lieu.
Il n’était pas alors question de faire tant de distinction entre les artistes « principaux » – Su Bei et Hu Jiaxing, qui l’étaient un peu malgré tout, mais surtout en tant qu’hôtes, et encore, puisque ni l’un ni l’autre n’avait encore emménagé – et tous les autres. Les autres : ceux, homologués artistes, qui avaient pu leur apporter une grande partie de l’impulsion, de l’idée même de ces deux actions ; ceux, non-artistes, qui ont pu dire en ce sens des choses significatives, ayant aussi été à leur manière porteurs d’intentions artistiques ; ceux, enfin, qui n’ont rien dit ni même pensé à ce sujet précis, mais étaient présent dans les d’échange, portant avec eux des idées de nature à favoriser l’émergence de formulations suggestives, mettant en lumière dans la situation abordée des potentialités méconnues par les plus « artistes ». Mais peut-être qu’ « être » artiste ne nous dit ici déjà plus grand chose. À partir de quand l’est-on? Lorsqu’on a une oeuvre accrochée aux cimaises, on semble légitime pour revendiquer le terme, avec encore quelques chances d’être cru. Mais des artistes sans oeuvres? Que faut-il pour qu’un « sans oeuvre » – par exemple, un déménagement – devienne de l’art, soit accepté et reconnu comme tel si ce n’est pas la revendication d’individus déjà homologués artiste par d’autres biais, plus identifiés, voir plus traditionnels ? Les artistes cités se situeraient plutôt dans ce cas ; mais il y avait aussi d’autres cas possibles. Je me souviens par exemple d’avoir rencontré Wang Xuanhe, présent là lors des deux déménagements. En Chine il était ingénieur, puis a décidé de venir en France, à un âge assez proche de la quarantaine, pour y « devenir » artiste. Il développe actuellement une pratique de happenings humoristiques dont il rend compte avec beaucoup de négligence (c’est lui-même qui précise) sur son blog. Sa pratique n’est jamais expositive, semble parfois assez proche des « actions furtives » ; elle n’influe pas sur notre perception de ce qui nous entoure, mais agit de l’intérieur et à travers notre environnement, dans la trame de l’ordinaire. Artiste? Et dans quel but? Mais surtout : qui d’autre dans son cas? Sa participation se traduisait donc par l’apport d’intentions et d’un savoir faire, au niveau des interactions sociales dans ce qu’il souhaite en obtenir « artistiquement ».
On voit par là que le statut d’artiste peut être rejoint par divers bords. Toutes les personnes qui étaient présentes y avaient recours, de près ou de loin, non pour le titre en lui même mais pour ce que celui-ci permet de faire. Même si, vu la diversité des rôles et l’éclatement des propositions, on ne sait pas définir en général ce qu’ « être artiste » veut dire ni ce que cela permet de faire exactement. Ce que l’on trouvera néanmoins à définir, dans la situation que décrite ici : comment diverses choses pouvaient pénétrer, d’une manière ou d’une autre, dans cette configuration artistique précise, comment bien des participants, sous une forme où une autre (présents ou absents, invoqués selon telle modalité de nos échanges et de nos pensées, etc.) pouvait trouver à peupler le « site informel » à l’intérieur duquel les actions que nous avons appelées au début « performances », ont donc eu lieu, les 24 et 25 février au soir.