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notes du cadrans – I.1

par Arsène Caens

           Ici comme ailleurs, on ne sait pas toujours s’il faut effectivement parler d’art, ou même de création en un sens très général, pour évoquer tout ce qui semble se positionner dans la continuité de ce que nous avons longtemps appelé de la sorte, en « Occident » du moins. Nous disons « dans la continuité », mais nous pourrions dire simplement « par rapport » au domaine de l’art, tant de très nombreuses entreprises – celles qui en proviennent – entendent désormais s’en désolidariser nettement, et d’autres – celles qui n’y sont pas nées mais pourraient témoigner vis-à-vis d’elle de quelques d’intérêts communs – ne cherchent pas à s’en rapprocher. Comme s’il fallait ne plus être tout à fait dupe, aujourd’hui, de cette utopie devenue bien difficile à poursuivre, celle – héritée des Lumières par exemple – de l’existence d’une communauté esthétique où tous pourraient se retrouver autour d’une façon commune de faire de « l’art », de le sentir et de le penser. D’elle et des usages qui lui survivent sans représenter pour les actions « artistiques » actuelles un appui dans leur effort pour se soutenir le plus au centre possible de la société qui les suscite et à laquelle ils répondent, il s’agirait alors de se détourner.

À aucun moment l’activité artistique ne saurait dès lors s’abstraire de tout son environnement social. On peinera même à qualifier d’« environnement » – comme s’il fallait que l’art s’en sépare aux fins de le contempler depuis un ne sait quel point fixe – ce qui en constitue bien au contraire la première matrice. Très certainement, ce social qui l’englobe, la conditionne et la traverse, cette indéfinissable activité « artistique » dont le nom même, assez proche de s’estomper, reflue malgré tout de temps à autre dans nos esprits, en est le nécessaire terrain d’ancrage. En un sens restreint, l’activité artistique serait alors un des secteurs, un des pivots qui l’articulent et à travers lesquels on ne retrouverait ni plus ni moins qu’une activité collective parmi d’autre. Mais en un autre sens, l’activité artistique pourrait aussi choisir de se tourner, avant de s’y fondre complètement, vers cette société dont les activités de la science, des médias, du rituel religieux, des pratiques ordinaires quelles qu’elles soient – écritures, promenades, hacking, usages communicationnels de l’images… -, seraient devenu le lieu de construction d’un domaine élargit de l’art ; élargi au point de s’identifier au domaine social dans son entier, dont chaque partie et micro partie pourrait dès lors constituer un terrain d’action pour l’art. S’ensuivrait un immense gain d’influence, de puissance peut-être ou de légèreté pour une activité artistique exposée, dans le même mouvement, à une menace pour son nom comme pour la reconnaissance de ce qu’elle fait et de ce au nom de quoi elle le fait.
Une nouvelle pratique de l’art, donc, ou quelque chose qui y ressemblerait. Mais alors quoi ?

On sait déjà qu’elle le reflèterait exactement, ce monde social, qu’elle en serait devenue une des expressions les plus littérales et très transparente, cette nouvelle activité « artistique » devenue la seule, peut-être, susceptible d’accoster à toutes les rives, de s’infiltrer dans tous les secteurs avant de ressurgir face à nous spectaculairement. Une voie ouvrant vers des possibilités peut-être nouvelles de le rejoindre en tout point, de le mettre à notre portée qui que nous soyons, ce monde social qui nous travaille et que nous travaillerions nous-même plus librement : voilà ce à quoi penseraient les choses et les personnes qui nous parlent aujourd’hui depuis ce monde de l’art élargit, dont les frontières à aucun moment ne sont claires. Une même aptitude s’y conquerrait progressivement, y apparaîtrait par bribes ou de manière éclatante entre leurs mains et les nôtres, par laquelle l’action de constituer le social, de le faire être tel qu’il est – ou pourrait-être – par nul autre biais que celui de l’invention, pourrait désormais prendre le nom d’art, ou s’en trouver un nouveau. Invention de gestes, de collectifs, d’êtres ; de façon d’agir, de communiquer, de se mettre d’accord ou de s’opposer. Inventions de formes sociales, donc ; c’est à dire en sommes : d’éthiques. Mais alors l’éthique de qui et pour qui ? Nous ne savons pas toujours qui fait cela, qui serait positionné pour s’y livrer à profit et pour tous. Il se peut toutefois que cette interrogation n’aie pas grand sens, si du moins nous gardons à l‘esprit que le social est fondamentalement multipolaire, que par conséquent les entreprises, les propositions et les éthiques naissent de partout, diversement.

Sur le moment et même après coup, on ne distingue pas toujours nettement la valeur ni la portée d’une action, artistique ou autre. Des discussions naissent alors qui font s’échanger tous les points de vues, à propos des actions qui n’auraient rien d’un art véritable, parce que justement elles fuiraient au loin le social ; celle qui s’y plongent au contraire mais tendent à confirmer le social institué, notamment dans ses grandes lignes séparatrices ; celles, plus stimulantes, qui le changeant en quelque chose d’un peu différent, faisant bouger les lignes dans l’attente d’alliances et d’appuis venant de l’extérieur ; enfin celles qui bouleversent radicalement tout l’espace social, le transformant en quelque chose de tout à fait autre, pour qui serait déjà révolutionnaire. Mais déterminer les choses dans un sens ou dans un autre ne doit pas – ou du moins, peut ne pas – être nécessairement notre priorité. Nous pourrions déjà nous assurer de suffisamment bien voir ces choses, notamment lorsque nous nous essayons à les mettons toutes – ou du moins certaines suffisamment diverses – côtes à côtes ; sans préjuger de ce qui peut valoir ou non comme nouveauté, force marquante de proposition ou action ordinaire. Il se pourrait qu’un tel positionnement, qui prendrait alors la forme d’une approche globale du monde de l’art, se mette à nous renseigner sur le mouvement général de ce à quoi nous tenons, en terme de valeur artistique, dans ses survivances ou sa disparition concertée vers plus ou mieux qu’elle. Ou vers rien. Ou vers elle toute entière, mais sous des formes entièrement nouvelles. Se demander ce qui peut relier, sous la forme d’une continuité, ces divers moments parmi d’autres que nous citons, est peut-être ce qui devrait primer à nos yeux dans la marque d’ouverture sur des mondes que nous cherchons à identifier pour le moment.

Nous disons des mondes, plutôt qu’un monde de l’art ; plutôt que l’unité d’un domaine de l’art et de la création, nous partons de la diversité des pratiques qui s’y manifestent. C’est ainsi que, par souci, en particulier, des différences entre « médiums », on commencerait alors par évoquer comme autant de domaines indépendants – non convergeant vers une idée et un but transcendantal commun – par exemple l’écriture – « littéraire » ou non, artistique ou non – les arts plastiques ou conceptuels – ceux de l’objet, ceux de l’image, ceux de l’immatériel… – la composition musicale, la pratique instrumentale, les arts de la performance, etc. Progressivement, et dans des termes qui nous éloignent plus encore de l’idée d’une spécificité de l’artistique par rapport à d’autres activités sociales, on se bornerait à évoquer des actions, des textes, des images, des objets, des dispositifs, des interventions, là où ne serait alors plus questions que de voir le pragmatisme progressif de propositions éclatées (pouvant se présentant comme « expérimentales »), de travaux en cours ou d’actions situées. Finalement – et c’est bien là que nos nous situons désormais – nous gagerions qu’une pratique – un medium, un langage, un contexte de travail ou de réflexion – engage toujours bien plus qu’une forme d’expression ou un outil pour l’action. C’est bien à une modalité de l’agir social que nous renvoient toutes ces pratiques dont le point commun, plutôt que celui – dépassé – de l’art en son sens restreint, serait plus profondément celui d’une construction de notre propre subjectivité, de notre propre indépendance d’individu pour le collectif et pour le reste du social.

Ce n’est donc pas selon les paliers successifs de l’histoire de l’art que nous regarderons les choses, mais plutôt dans une simultanéité de pratiques où le non-artistique le plus complet trouve une place centrale, rejoint finalement le coeur de nos préoccupations. Sur le rapport d’un souci commun de pratiquer l’art dans le social, la réalité globale d’un monde de l’art fait de plusieurs mondes eux-mêmes tournés non plus vers l’art mais vers la société, pourrait nous apparaître mieux que dans les séparation que nous pratiquons le plus souvent entre toutes ces sphères. Sans compter que tout ce qui peut manquer à un monde dans son projet de se faire accepter, et peut-être même reconnaître , se trouve – c’est bien un effet structurel des champs sociaux – dans les autres mondes. D’où notre premier souci, consécutif à une approche du social dans l’artistique – et inversement – de voir d’abord la complexité d’une situation faite de pratiques toutes contemporaines, et de se représenter ces dernières simultanément. Et c’est bien parce que chaque pratique nous révèle déjà à elle seule tout un monde social, qu’il y a tout lieu de penser que l’orientation vers telle ou telle façon d’agir, de se présenter de telle façon ou de telle autre dans le champ sans frontière de la pratique artistique, est d’abord l’effet de différences voir de profonds éloignements sociaux, que ces éloignements préexistent à la volonté de l’action, en constitue même le point d’ancrage vers le souci de leur dépassement. D’où notre second souci, celui de favoriser, si nous le pouvons, une certaine circulation entre des mondes dont pourrait s’ensuivre, dans la formation de notre regard sur les choses, le sentiment d’une lente et profonde continuité.

Ainsi les moyens d’action et d’expression, mis en jeu dans leur positionnement plus ou moins direct par rapport à la question de l’art, formulent à chaque fois un souci, certainement commun, des valeurs de l’art et de leur dépassement. Les enchevêtrements qui se révèleraient dans les mondes ainsi mis en rapport donneraient l’idée d’une certaine répartition, en ordre dispersé mais se croisant parfois, de la diversité des mondes de l’art ; ou plutôt : des mondes sociaux à l’intérieur desquels, à certains moments, l’élément artistique intervient pour révéler le social même. La construction que nous opérerions de la réalité contemporaine des monde de l’art, criblée de tous ces soucis là, serait à la fin de nature radicalement multipolaire. Comme production de représentation et comme façon d’agir, les pratiques artistiques ainsi mis en vue nous seraient alors devenues équivalentes dans l’efficacité qu’elles tiennent respectivement dans les mondes sociaux dans lesquelles elles naissent. Et la pratique artistique quand à elle serait devenue entièrement combinable – dans ses modes de fonctionnement -, compatible – dans ses valeurs -, et finalement homogène en tout point à son espace social, y compris et surtout dans ce qu’il y a en lui – et à nos yeux – de plus extrêmement ordinaire.

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