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Peter Dayton, compositeur

Le présent entretien avec Peter Dayton, compositeur contemporain américain, a été réalisé par mail entre Paris et Baltimore. Il permet d’aborder l’univers d’un musicien cosmopolite, attentif autant à la peinture qu’à la littérature, notamment poétique, de son époque, avant la sortie en disque de son oeuvre « From sombre lands, after a painting by John Hitchens » (2013) chez Ablaz Records, par l’Orchestre philharmonique de Brno (rentrée 2015).

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Propos recueillis par Arsène Caens

septembre 2015 

Peter, peux-tu te présenter ? Où vis-tu? Où travailles-tu? Comment s’organise ta vie de compositeur?

J’ai vingt-cinq ans, je viens de l’Ohio, mais en ce moment je vis à Baltimore. Je travaille à l’Institut de Peabody de l’Université de Johns Hopkins, où je suis en train de finir mon Master en Composition. La question « où je travaille » est plus difficile. Internet crée des liens qui nous relient de manière imprévue à pleins d’endroits. En ce moment, mes études sont ma principale activité, mais je fais aussi des enregistrements en République Tchèque, des festivals en Italie et en Espagne. J’ai écrit aussi des morceaux pour un instrument japonais qui seront joués au Japon par une interprète Japonaise. Des gens qui s’intéressent à la musique que j’écris viennent du Portugal, d’Israël, de Suède. Donc j’ai le sentiment que le monde entier est mon atelier!

Je ne sais pas si je comprends vraiment la question « comment je m’organise ». Mais comme tu t’intéresses à la méthode de création, je te dirais ceci : il me semble que j’écris beaucoup en automne, en hiver, et au printemps. En été je voyage (souvent en Europe), je lis, je me détends, je réfléchis – c’est une saison pendant laquelle j’écris en général un ou deux morceaux, petits. Quand je compose, ce que je recherche, c’est un état mental ou émotionnel que je puisse communiquer à travers ma musique. Ça prend du temps. Quand je pense que je l’ai trouvé, la composition des sons et de la musique dans son ensemble peut durer de trois semaines à presque deux mois. J’écris le premier brouillon d’une composition à la main (mon père m’a donné vingt livres de papier de musique comme cadeau de Noël il y a six ans). Puis je le mets sur le logiciel « Finale ». Quand je travaille sur quelque chose je fais toujours de nombreuses révisions. J’ai aussi composé quelques esquisses électroniques avec « Audacity ».

Comment es-tu devenu compositeur et depuis quand écris-tu de la musique?

Je ne sais pas si je peux trouver le moment où on peut dire que je suis devenu compositeur… Il m’est plus facile d’évoquer le moment où j’ai commencé à développer une passion pour la musique, et c’était quand j’ai entendu la musique d’ouverture du jeu vidéo Final Fantasy X, titré «à Zanarkand». C’est un thème simple et triste. J’étais très ému. Après l’avoir écouté j’ai trouvé un recueil des pistes de ce jeu arrangées pour le piano. Ça s’est passé quand j’avais quatorze ans. La même année (où l’une qui l’avait précédée) un ami m’a fait connaître «Finale», qui aide à faire de l’édition sonore de musique : en utilisant Finale on peut entendre ce qu’on a écrit à travers MIDI, qui reproduit les sons mêmes. À ce moment là a eu lieu l’intersection de ma passion pour la musique (causée par la musique de Final Fantasy X) et ma connaissance de Finale. Je voulais écouter, écrire la musique, et j’avais tous les outils qu’il faut pour ça. Sauf un : l’éducation. J’ai donc appris seul à lire la musique et à jouer du piano. La première composition dont je m’en souvienne je l’ai écrite je pense en 2003 ou 2004. Mais je ne montre que les pistes qui datent de 2009 ou plus récemment.

Comment résumerais-tu l’esprit de ton travail? Quelles sont tes pistes actuelles?

L’esprit de mon travail est, je dirais, « social ». Même quand j’écoute une symphonie, ou quand je regarde une peinture tout seul, l’expérience est pour moi fondamentalement sociale : parce que quelqu’un d’autre a créé la pièce d’art que je vois, il y a donc forcément un lien entre l’artiste et moi, peu importe que l’artiste soit vivant ou mort. Et mes propres œuvre sont comme de nombreuses lettres envoyées aux gens qui ont créé l’art que j’aime. Je pourrais dire que l’esprit de mon propre travail est de réaction, de réponse, de dialogue.

Donc, quelles sont mes pistes actuelles? Des pistes différentes expriment mes réponses à des choses différentes. Je pense par exemple que ça aurait été une perte si je n’avais pas découvert l’œuvre du peintre péruvien Fernando de Szyszlo (1925-), car son œuvre m’a permis d’ »acheminer » des émotions extrêmes. Mais j’ai aussi écrit une oeuvre comme «Grounds », pour orchestre à cordes, qui est plus classique et qui est ma réponse aux expériences que j’ai eues de la campagne Anglaise, dans une sorte d’hommage à la musique pastorale d’Elgar et à la musique anglaise du Moyen Age.

Pour cerner mes pistes actuelles, te ferais une liste de cinq pistes :
«Une messe Américaine» pour chœur mixte (déjà en cours, depuis 2013; le mot «messe» en Anglais fait un jeu de mots entre «la foule» et «la messe»)
« Sol Negro (Soleil Noir), d’après des peintures de Fernando de Szyszlo» pour deux guitares (écrit en 2014)
«Grounds» pour orchestre à cordes (2014, le titre est un jeu de mots Anglais entre les mots «terres» et «basse obstinée»)
«D’un paysage sombre, d’après une peinture de John Hitchens» pour piano ou orchestre (2013)
«Fantaisie» pour alto et piano (2009)

Quels sont les différents compositeurs auprès desquels tu as reçu un enseignement ? T’ont-ils beaucoup apporté?

Bien sûr! Les professeurs avec qui j’ai étudié m’ont apporté des choses inestimables. Ces apports étaient la plupart du temps de l’ordre de l’enseignement musical, mais souvent ils se portaient aussi sur le soutien moral et la confiance : parce que j’étais autodidacte, la communauté de l’école musique de Vanderbilt était un apport précieux. Comme je l’ai dit, l’art pour moi est une façon de dialoguer. Justement, à l’université j’ai trouvé pour la première fois de ma vie une communauté à laquelle je pouvais répondre et qui m’a aussi répondu. Les compositeurs les plus importants pour moi étaient alors mes enseignants et amis Stan Link, Michael Slayton, Michael Alec Rose, Carl Smith, Joshua McGuire, Staffan Storm, Michael Finnissy, Michael Hersch, et Amy Beth Kirsten.

Je voudrais insister particulièrement sur Michael Alec Rose, car c’est lui qui m’a fait connaitre la peinture de Fernando de Szyszlo et aussi d’Ivon Hitchens. Cet apport est plus important que je ne peux exprimer.

En écoutant tes œuvres, on te sent particulièrement proche des compositeurs de l’école de Vienne en particulier, mais aussi de l’école française, Ravel, parfois Poulenc… : est-ce juste ? La musique moderne du XX° siècle européen est-elle ta principale source d’inspiration? Des compositeurs américains aussi certainement ?

Tes observations me plaisent beaucoup. Alban Berg est un compositeur que j’aime particulièrement, provenant de cet école de Vienne dont tu parles. Est-il possible que tu fasses aussi un lien entre mon morceau pour orchestre à cordes et le «Verklärte Nacht» de Schönberg? Ou peut-être je me flatte… Mais si je peux le dire sans être présomptueux, je pense que mon état d’esprit musical est fondamentalement Français. La première musique classique que j’ai écoutée était celle de Maurice Ravel, Claude Debussy, et Erik Satie. Puis j’ai découvert Gabriel Fauré, Darius Milhaud, Arthur Honegger (Suisse, je sais, mais à l’âme Française), Francis Poulenc, Olivier Messiaen, Isaac Albéniz, Igor Stravinsky et Tōru Takemitsu (les trois derniers ne sont pas français, mais évidemment influencés par l’esthétique musicale Française). Et il y avait aussi les différentes générations de compositeurs élèves de Nadia Boulanger: Aaron Copland, Leonard Bernstein, Alberto Ginastera, Elliott Carter, Phillip Glass, Walter Piston, et Virgil Thomson, par exemple.

J’aime beaucoup la musique de Charles Ives, le grand maître Américain, mais mon âme est trop cosmopolite pour que je me retrouve à écrire une musique qui aie un son totalement Américain, comme lui. Dans les autres compositeurs que j’admire de mon propre pays il y a Henry Cowell, Morton Feldman, John Cage, Ned Rorem, les premières œuvres de John Corigliano, George Antheil, George Gershwin, Bernstein, Carter, Copland, Thomson, et mes profs d’université Michael Alec Rose, Michael Hersch, Michael Slayton, Stan Link, et Carl Smith.

Et il y a aussi la musique d’Europe de l’Est, Witold Lutosławski, Arvo Pärt, Sergei Rachmaninov, Sergei Prokofiev, Alexandre Scriabine, Dimitri Chostakovitch, Alfred Schnittke, Karol Szymanowski.

Y-a-t-il un univers musical particulier dans lequel tu souhaiterais nous introduire?

Je pense que tu ne connais pas le Rock Alternatif de Baltimore. On y trouve des groupes très intéressants qui utilisent des éléments post-minimalistes, du math-rock, de la trance. Les groupes que je connais sont Animal Collective, Beach House, et Horse Lords.

Animal Collective est le groupe que je connais le mieux. Je peux conseiller d’écouter n’importe quel album : «Spirit They’re Gone, Spirit They’ve Vanished», «Campfire Songs», «Here Comes the Indian», «Sung Tongs», «Feels», «Prospect Hummer», «People», et «Strawberry Jam». Je ne trouve pas que les albums les plus récents, comme «Merriweather Post Pavilion» et «Centipede Hz», soient aussi bon que les autres… On peut peut-être faire un lien entre la manière de chanter de Animal Collective et Beach House, mais je trouve que la musique du dernier est moins énergique ; Beach House s’intéresse plus à créer un état de rêverie. Horse Lords n’utilise pas le chant. Ils s’intéressent surtout au rythme, souvent complexe, et à des ambiances et caractères changeants. C’est une musique très différente des autres genres que j’écoute, mais ça me plaît.

Ya-t-il des musiques provenant de traditions extra-occidentales auxquelles tu t’intéresses particulièrement? Si tu devais choisir trois œuvres ou trois enregistrements dans l’ensemble de la musique mondiale, que citerais-tu?

La musique traditionnelle Japonaise. Toute la culture Japonaise m’intéresse, et j’ai eu l’opportunité d’aller au Japon en 2013. Je voudrais partager la chanson «Etenraku» («Musique du ciel») qui est une chanson de Gagaku, la musique de la cour royale du Japon. On l’interprète avec deux flûtes, un Shō (un harmonica Japonais) et de la batterie. La première fois que je l’ai entendue j’étais en Japon sur l’île de Miyajima («l’ Île des temples»). La beauté de la musique et la nature viscérale des dissonances m’ont littéralement fait pleurer. Depuis 2013 j’ai écrit deux morceaux pour Koto, un autre instrument traditionnel.

J’ai un peu d’expérience de la musique jamaïcaine aussi. À l’université j’ai joué dans un ensemble de casseroles en acier, et en tant que pianiste c’était très intéressant d’apprendre à jouer la batterie. Mon professeur Mat Britain a fait quelques enregistrements très intéressants dans ce domaine.

Sinon, je sais que c’est n’est pas exactement la musique extra-occidentale (parce qu’il utilise des formes et ensembles de la musique classique) mais je voudrais évoquer le compositeur Ahmed Adnan Saygun (1907-1991). Il est Turc. Comme Béla Bartók, sa musique est très influencée par les traditions populaires. Ses quatre quatuors à cordes (le quatrième est malheureusement inachevé) et ses concertos pour alto, violoncelle ou piano, et orchestre sont magnifiques, ainsi que ses études sur les rythmes d’Aksak .

Je sais que tu travailles beaucoup à partir des arts plastiques. Peux-tu nous dire comment tu en es venu à t’intéresser à la peinture dans le cadre de ta pratique musicale?

Je ne pense pas qu’il y ait un lien direct entre mes intérêts pour les arts plastiques et la musique. Mais je suis quelqu’un de très visuel, je suis ému par les images, les couleurs, et les relations des formes m’intéressent beaucoup. Donc le lien est le suivant : je réagis fortement aux images ; or la musique est le chemin pour l’expression de mes émotions profondes… Dans un sens, je pense que j’aime les arts plastiques depuis plus longtemps que la musique. Mais je pense être plus doué pour la musique.

J’en suis venu à écrire à partir de la peinture presque par hasard. J’ai toujours été inspiré par les arts plastiques, j’ai écrit quelques poèmes au lycée qui étaient inspirés par des peintures, et aussi plus tard à l’université, par exemple un poème autour de Magritte, intitulé « Variations on Magritte’s « The Keys to the Fields » ». J’ai composé ma première pièce inspirée par la peinture en 2011. Ce morceau est une suite de quatre études pour clarinette seule, inspiré par les sérigraphes géométriques des « cardinaux » par l’artiste Charley Harper. Je cherchais l’inspiration, lorsque je suis tombé sur ces images un peu comiques qui m’ont donné un point de départ émotionnel et gestuel pour composer. Les «Etudes aux Oiseaux Rouges» sont assez simple, comme le style des sérigraphes, mais elles sont toujours bien reçues. Elles ont été jouées aux Etats Unis et en Italie au festival «HighSCORE».

Cette technique où j’associe la musique à une image n’est pas nouvelle, mais c’était pour moi à ce moment là une grande découverte personnelle. Depuis cette période, le fait de marier la musique et les images est assez présent dans mon travail. Cette pratique va bien avec l’esprit de ma musique dont j’ai parlé plus tôt, une réponse aux œuvres d’art et aux artistes, et mon envie de partager l’art et ma réponse à travers la composition.

Le peintre Fernando Szyszlo t’inspire, et tu as écrit différentes œuvres à partir de ses peintures. L’as-tu déjà rencontré?  Peux-tu nous le présenter?

Je ne l’avais pas encore rencontré quand j’ai commencé mon travail sur ses peintures. Un de mes profs de composition, Michael Alec Rose, m’a fait connaître son œuvre, mais celle-ci ne m’a pas immédiatement inspiré de réponse. Une demie-année plus tard j’ai composé presque consécutivement les deux premiers morceaux inspirés par ses peintures, «Recinto» («Enclos/Enceinte») pour contrebasse seule et « Mar de Lurín » («Mer de Lurín»), et pour hautbois et guitare.

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Oeuvre tirée du triptyque « Mar de lurin », acrylique sur toile, 1989

Je voulais entrer en contact avec lui pour pouvoir lui demander l’autorisation de montrer des images de ses peintures avec ma musique sur Youtube. J’ai essayé à travers la salle de vente Christie’s qui vend quelques peintures de lui. Je me suis expliqué, ils étaient heureux de m’aider et ils m’ont donné son adresse. Mais il y avait une erreur quand j’ai envoyé mon mail, donc je pense qu’il ne l’a jamais reçu.

Une année et demie plus tard j’ai reçu de nul part un mail envoyé par le fils de Fernando de Szyszlo. Il avait trouvé par hasard la vidéo de l’avant-première de Mar de Lurín en recherchant le nom de son père sur Google. Ainsi, malgré l’erreur que j’ai faite, nous avons pu faire connaissance. Il a beaucoup apprécié les pistes que j’ai faites d’après ses peintures, et j’espère ça ne le dérange pas si je cite ce qu’il m’a écrit dans un mail à propos de mes pistes: «Merci à toi de comprendre ce que je trouve dans la peinture.» J’en suis infiniment honoré.

Quels sont, de ton point de vue, les caractéristiques de sa peinture? Comment envisages-tu la relation entre elle et la matière sonore en général ? Et avec ton propre langage musical ?

A mon avis ses peintures sont très musicales, très dramatiques. Elles sont abstraites et figuratives à la fois. Elles sont très texturées, mais la texture est au service de la scène générale qu’il peint. Il y a un beau contraste entre différents styles de peinture à l’intérieure même de son œuvre. On y trouve un style presque cubiste, comme Picasso ou Fernand Léger, dans sa conception de l’espace, mais pour les grandes figures de ses toiles il utilise souvent un style soit un peu estompé, soit presque futuriste, avec des lignes dynamiques/énergiques. Dans ses paysages, on voit aussi des formes géométrique répétées rythmiquement, comme les peintres viennois Klimt ou Hundertwasser. Ses couleurs sont riches et profondes et me suggèrent immédiatement tout un univers harmonique.

J’aime beaucoup les grandes figures qu’il utilise dans son œuvre, que j’appelle les « totems », ou les « témoins ». Ils sont une forme d’idée fixe, et on peut créer à partir d’eux une histoire imaginaire qui couvre toute son œuvre, comme s’il s’agissait d’une unique pièce d’art révélée peu a peu au cours de toute sa vie. Ses peintures me donnent accès à des émotions et sentiments sombres. Elles me mettent dans un monde… je pourrais dire « baudelairien », au sens où Baudelaire écrit parfois, comme dans «Luxes, calmes, et voluptés» (et comme dans les peintures dans la série «Mar de Lurín») des scènes de cauchemar, des émotions de désespoir:

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuies
Et que l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits

Il ne faut pas que la musique soit toujours gaie. Les œuvres de Fernando de Szyszlo me donnent une raison et une situation pour écrire une musique intense qui exige d’explorer plutôt les techniques de la musique contemporaine.
Les quatre œuvres que j’ai écrites à partir de ses oeuvres sont les suivantes:
«Recinto» pour contrebasse seule (2011)
«Mar de Lurín» pour hautbois et guitare (2011), ce morceau a gagné le concours de composition d’université en 2012.
«Los Visitantes de la Noche» Suite pour violoncelle seul (2012)
«Sol Negro» pour deux guitares (2014)

Il y a aussi ton œuvre « From Sombre Lands », inspirée par une peinture de John Hitchens, qui sort bientôt en disque. Quelle est toute l’histoire de ce travail?

J’ai fait la connaissance de John Hitchens à travers les peintures de son père. Son père s’appelait Ivon Hitchens, il était un peintre Anglais bien connu, qui a peint beaucoup de paysages dans un style semi-abstrait. J’ai écrit un œuvre inspirée par quatre de ses peintures pour un programme d’échange avec l’Académie Royale de la Musique à Londres en 2012. Quand j’ai cherché l’agent d’Ivon Hitchens pour la même raison que je cherchais Fernando de Szyszlo, j’ai rencontré John Hitchens, son fils. J’ai appris qu’il était aussi peintre. Il peint aussi des paysages mais cette fois presque complètements abstraits.

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J’étais inspiré par sa peinture «D’un Paysage Sombre». Du coup j’ai écrit ma réponse, une pièce pour piano seul. John Hitchens l’a reçue chaleureusement, mais il n’a pas trouvé de véritable lien entre sa peinture et cette pièce. A la fin de l’année, j’ai créé une orchestration de la même pièce, après des semaines pendant lesquelles j’ai aussi étudié les œuvres de Maurice Ravel, comme «Ma Mère l’Oye», «Rapsodie Espagnole», «Alborada del Gracioso», «Valses Nobles et Sentimentales», etc, c’est à dire les morceaux et les suites qu’il a faites en deux versions, une pour piano et une pour orchestre. La version pour orchestra de «D’un Paysage Sombre» a gagné un concours d’Ablaze Records, qui a permis qu’elle soit  enregistrée récemment, jouée par la Philharmonie de Brno dirigé par Mikel Toms. Cet enregistrement sera disponible sur iTunes, Spotify, et Amazon ainsi qu’en CD à partir du début 2015.

John Hitchens était enchanté par la version pour orchestre. Il était même tellement inspiré qu’il a commencé à créer une peinture inspirée par cette pièce de musique. C’est une drôle situation! Une sorte d’ « inspiration réflexive ». Il travaille actuellement à compléter une peinture qui est inspirée par mon morceau, lui-même inspiré par une autre de ses peintures… Quand il l’aura finie, il faudra que j’écrive une œuvre nouvelle inspirée par cette peinture. Et le cycle continuera. Cet été, quand j’étais en Europe, j’ai eu le privilège de lui rendre visite en Angleterre. J’ai vu en vrai cette peinture qui est presque finie. Elle est magnifique. Très grande (j’estime ses dimensions à environs 5/2m). Je l’a considère comme un très beau commentaire sur l’effet expressif de l’orchestration, et il m’intéresse beaucoup que Hitchens ait utilisé des couleurs froides, comme des oasis entre les tons terreux qui dominent généralement dans sa pratique récente. Peut-être puis-je avancer que ma pièce a un peu adoucie son idée de ce paysage? C’est comme un échange d’émotions et de tempéraments, n’est-ce pas?

Il y a encore un lien entre la piste pour orchestre à cordes, «Grounds», que j’ai enregistrée cet été, et la famille de Hitchens. À l’été de 2014 je lui avais rendu visite avec ma mère, le même été durant lequel j’ai fait l’enregistrement de «D’un Paysage Sombre». On a passé trois jours idyllique au petit village de Petworth en pleine campagne. Les souvenirs de cette visite et les belles vues des paysages Anglais ont fondé la base émotionnelle de «Grounds», qui est dédiée à John Hitchens et à sa femme Rosy.

Es-tu peintre toi-même?

Pas vraiment. Je dessine quelques fois. Au pinceau, de la calligraphie Chinoise sur carte, ou à l’huile sur carte. Mais ce n’est qu’un dada. Je n’ai pas peint il y a longtemps. Je mets un exemple de chaque :

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Tu écris aussi de la poésie. Cela joue-t-il un rôle important dans ton travail de compositeur?

Pas forcément. Avant de décider de poursuivre ma vocation de compositeur, j’avais envie d’être poète. Quand j’ai commencé à écrire de la poésie je faisais souvent des « interprétations » de la musique que j’écoutais. Par exemple, j’ai écrit quelques poèmes très mauvais (en Français, rien que ça!) inspiré par des pièces pour piano de Debussy.

Mais, pour moi, ce que j’exprime dans les poèmes que j’écris de temps en temps exige des mots un « contrepoint » entre la musique des sons, et le sens de la langue. A cause de ça il me semble que c’est une chose autonome, presque complètement déconnectée de mon travail musical. Et la poésie que je mets en musique est, de la même façon, déconnectée de ma propre poésie. Mon oeuvre «Une Messe Américaine», ou des chansons plus petites que j’ai écrites sont plus similaires aux morceaux inspirés par des peintures que je compose. La composition est fondée sur la réaction que j’ai quand je découvre le poème ou la peinture, et les oeuvres qui en résultent sont des réponses aux œuvres et aux artistes que j’admire, ou des entretiens entre eux et moi : quand j’écris un poème, ce n’est pas très différent. C’est un entretien avec quelqu’un d’autre. C’est pour transmettre mon point de vue réfracté à travers le prisme d’une forme d’art.

T. S. Eliot a écrit: «L’humanité ne peut que supporter très peu de réalité.» Pour moi l’art joue un rôle intermédiaire entre deux psychés humaines qui ne peuvent peut-être pas vraiment se comprendre. Les réalités personnelles sont rendues supportables, et même compréhensibles aux autres, par l’art. Peut-être que j’ai l’air d’être naïf, avec mes sentiments nobles… Parce qu’il y a en effet beaucoup d’oeuvres que la majorité des gens ne comprennent et n’apprécient pas. Mais à mon avis, même si l’aspiration à créer quelque chose que tout le monde peut comprendre est une mission perdue d’avance, même si on ne réussi à gagner aucun admirateur, quand on a créé, on ne le fait jamais seul, on veut nécessairement communiquer avec quelqu’un ou avec quelque idée.

En tant que compositeur, quel est ton rapport avec les « musiques de masse » actuelles? Et en tant que « monsieur tout le monde »? Ces deux personnes sont-elles confondues chez toi?

Je pense qu’il n’y a pas deux personnes confondues en une. J’avoue que je n’écoute pas de « musiques de masse » actuelles. Je ne suis pas snob, mais chez moi cette musique exprime des choses qui ne m’intéressent pas. C’est vrai que, il me semble, beaucoup de gens ne s’intéressent pas à la musique classique, et aussi que les autres genres ou artistes que j’écoute, comme ceux que j’ai cités, atteignent à chaque fois un public restreint… Mais peut-être que je me trompe. Parmi les artistes non-classiques que j’aime il y a Joanna Newsom, Kate Bush, Bill Evans, Blossom Dearie, Red Garland, Billy Holiday, Carla Bley, The B-52s, Animal Collective, Janelle Monáe, Edith Piaf, et d’autres… En ce qui me concerne, je trouve le même « divertissement » dans la musique classique que peut-être d’autres trouvent dans les musiques de masse actuelles, mais pour moi il n’y a pas vraiment de confusion entre les deux.

Je crois que tu composes surtout de la musique instrumentale. Tu t’intéresses aussi à la musique électronique?

J’ai fait quelques esquisses à l’électronique, par exemple «Anecdotes du souffle», qui utilise des enregistrements de bruits de mon congélateur, de moi en chantant, en soufflant et en sifflotant, et d’une harpe. C’est vrai que je n’en ai pas fait beaucoup. J’ai composé une piste cette année qui raconte une histoire en forme d’«erasure poem» (que j’ai créé à parti d’un texte de Woody Allen). Il y avait de bonnes idées, mais je pense que ne les ai pas bien exécutées. Le domaine de la musique électronique est un que ceux je veux explorer plus. Mai il faut le temps d’apprendre les programmes que l’on utilise, alors que pour composer de la musique instrumentale il ne faut qu’un crayon et du papier.
Envisages-tu de composer pour l’écran (cinéma, expérimental ou non…)?

J’envisage d’essayer et de faire beaucoup de choses différentes. Aux Etats Unis il y a des programmes très spécialisés où on peut étudier la composition de  musique de film, de comédie musicale, de musique électronique ou électro-acoustique, etc. Je m’intéresse à toutes les choses que j’ai énumérées, et je pense qu’il faut étudier la musique dans un programme qui inclut toutes les techniques de la composition pour vraiment choisir ce qu’on veut faire.

Je suis amateur de films et j’aimerais beaucoup travailler avec un réalisateur de cinéma. Parmi mes préférés il y’a David Lynch, Woody Allen, Wes Anderson, Alejandro Iñarrítu, Alejandro Jodorowsky, Hayao Miyazaki, et Satoshi Kon. Je ne sais pas vraiment ce qu’on considère comme « expérimental ». J’aime les films surréalistes par exemple. Mais pour moi le fait qu’il y ait un sens narratif est important. Les vieux films expérimentaux comme «Meshes of the Afternoon» de Maya Deren ou «La Jetée» par Chris Marker me plaisent beaucoup.

Y-a-t-il des contextes de création peu explorés, autres que la salle de concert par exemple, qui t’intéressent en tant que compositeur? 

Il me semble que cette question ressemble à la question précédente. Toutes les deux me demandent «et ensuite?» et peut-être, «c’est tout?» Comme j’ai dit, j’aime le cinéma et voudrais bien collaborer. Je veux me diversifier les artistes que je connais. Cette année par exemple, j’ai l’intention de suivre un cours où on étudie l’opéra en automne, et où au printemps on en écrit un, court en un acte, et monté par le département opéra. Je voudrais bien profiter de la possibilité d’utiliser les ressources de l’université pour explorer des genres plus compliqués au niveau logistique. Comme sujet je ne suis pas encore sûr. Je sais que le professeur du cours nous donne un thème pour les opéras, mais de toute façon (peut-être après ou hors de ce cours) j’ai l’intention d’écrire une pièce dramatique sur la vie et les peintures du Douanier Rousseau. Ses oeuvres me plaisent beaucoup et je pense qu’il y a un beau contraste entre son petit coin de salle de Paris et les grandes jungles, forêts, et déserts de son imagination. «Les Rêves du Douanier Rousseau», peut-être?

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