par Bertrand Agrech
Cette histoire traite d’une rencontre. C’est celle d’un petit con de 20 ans et d’un pauvre homme à qui il ne reste plus que la rue comme foyer.
A l’époque, je travaillais dans un restaurant. Il était situé aux alentours de Saint-Michel. C’était un restaurant complètement touristique. C’était l’été et les clients représentaient une masse incroyable. Je crois que l’on devait être début juin, je ne sais plus exactement. Les patrons à cette époque ne pensaient qu’à faire du chiffre ; c’est à dire, faire consommer le plus de clients pour avoir le plus gros chiffre d’affaire possible. Je bossais à temps plein et quelques fois, je dois dire que j’avais le plaisir de faire la « fermeture ». A cette période, je vivais à droite à gauche chez des amis. Par conséquent je n’étais attendu nulle part. Je parle bien de plaisir car premièrement c’était mon premier vrai job et puis faire la fermeture à des horaires inconnues m’excitait pas mal. En effet, quel type de client pouvions nous croiser à ces heures tardives ? Et puis franchement, à ce moment là de la nuit, il y a une ambiance vraiment spéciale. Les gens déambulent dans les rues comme des visiteurs. Ils sont à la recherche de plaisir et cherchent à les satisfaire dans ces quartiers.
Quand j’avais dans les 13/14 ans mes parents m’obligeaient à me coucher à telle ou telle heure. Mais dorénavant il n’y avait plus aucune limite. Je pouvais finir mon travail vers 2 heures du matin tout en sachant que c’était baisé pour choper un métro. Après 2 heures donc, personne ne pouvait savoir ce que je ferai. J’étais responsable par mon travail mais surtout j’étais libre de faire ce que bon me semblait.
Il y a une autre chose qui me rendait plutôt heureux à cette période, c’est que l’argent coulait à flot, ce qui fait que je me retrouvais à la fin de mon service avec des liasses de billets de 10, 20 et même 50 €. Ces éléments expliquent mon plaisir à faire la fermeture. C’était le moment, vous savez, où l’effort laisse place au réconfort. On pouvait recompter l’argent devant le patron avec une cigarette à la bouche, une bière sur la table et le nœud de la cravate désaéré.
Non mais franchement, imaginez un mec qui ne roule pas sur l’or et qui se retrouve à recompter pas mal d’argent. Un peu comme un affranchi qui ramène le fric gagné à son patron. Moi j’appelle ça « le repos du guerrier ».
Bref, après avoir quitté le restaurant vers 2h du matin avec mes pourboires en poche, je me dirigeais chez Nicolas qui habitait dans le 15e. Nicolas c’était un bon pote qui pouvait m’offrir l’hospitalité dès que j’en avais besoin.
Un soir, ne trouvant aucun taxis, je décidai de rentrer à pied en passant par l’autre côté de la Seine, vers les Tuileries. Je m’en foutais, j’aimais bien marcher. Ça me donnait l’impression d’être un vagabond qui trainait, sac sur le dos dans les rues sombres de Paris.
En arrivant, un peu avant les Tuileries, je vis un homme assis, âgé de la quarantaine ; bouteille à la main, grosse barbe, casquette jaune… Le type était posé près d’un autre restaurant appelé le Ruc. Je me dirigeai alors vers lui sans aucune crainte. Il me sourit et m’interpella avec un drôle d’accent.
« Ça va, mon gars ? ».
Ce à quoi je répondis : « Tranquille, je sors du taff et là, je suis rincé. Je peux m’asseoir ? ».
« Bien sûr, installe toi, fiston ! ».
A partir de là, on a parlé d’un peu de tout ; de sa vie, de la mienne, et de celle des autres. Il avait toujours le sourire au visage alors l’ambiance était plus que conviviale. Au fil de la discussion, j’apprenais qu’il avait fait les beaux arts de Transylvanie, qu’il avait travaillé au Louvre, qu’il n’avait plus vu sa fille depuis 20 ans et enfin qu’il portait comme nom « Caliman ». C’était vraiment un chic type. Plus tard il m’a raconté qu’il peignait et donc qu’il possédait un atelier sous le Carrousel du Louvre. Après un léger moment d’hésitation, je me suis dit : Allons-y, le type était franchement sympa et ça n’était pas le genre à préparer un mauvais coup ; et merde, ce mec me dit qu’il peint et il me propose d’aller voir son atelier. Ne me dites pas qu’il faut attendre qu’il soit connu pour aller voir ça.
Sur ce, on a prit notre barda et on s’est dirigé vers le Carrousel.
Sur le chemin, on a rencontré deux trois types louches qu’il connaissait et qu’on a salué très rapidement. Il a ensuite trouvé des bouteilles à moitié vides et d’autre à moitié pleines qu’il a de suite embarquées.
On a alors descendu l’escalier qui nous menait sous le pont.
Je dois vous dire que tous les ingrédients pour avoir peur étaient réunis. Les odeurs de la pisse et de la merde se mélangeaient. On est passé sous le pont où plusieurs types dormaient. Le dénuement régnait et l’obscurité quant à elle était reine dans ces lieux. Paradoxalement, je n’avais pas du tout peur. Je me marrais avec Caliman tout en prenant des clichés ; lui, il posait comme un comique.
Il m’a alors montré ses chefs d’oeuvres. Parmi ses toiles, il y en avait une qu’il chérissait plus que toute. Elle représentait une femme, nue, violette, dotée d’une grosse paire de seins. Elle était pas mal à vrai dire. Il m’a alors offert deux de ses peintures, huilées comme il m’expliquait avec son sperme.
L’humour de ce type était magnifique car il ne cherchait ni a être vulgaire et ni à faire rire. Il était naturel. Un naturel bourré. Après avoir mis les deux dessins dans mon sac, je suis reparti en lui serrant la main, et en lui donnant rendez-vous un autre jour avec cette fois des bières avec moi. J’ai trouvé un taxi et je suis rentré dormir chez mon pote. Il devait être 5h quelque chose.
J’ai arrêté mon travail au restaurant un mois plus tard, et je ne l’ai plus revu jusqu’à ce 30 janvier 2013.
Ce jour là, j’étais parti à sa recherche en pleine journée pour prendre de ses nouvelles. Je suis donc allé à son atelier mais l’endroit était vide. Retrouver un mec dans la rue n’est pas chose facile et je dois dire qu’à ce moment là, je me posais pas mal de questions. L’hiver était rude : était-il mort ? Etait-il parti ? Bref en tout cas il n’était plus là. Je me suis alors dis qu’il devait être à l’emplacement exact où j’avais fait sa connaissance pour la première fois. C’est à dire devant le Ruc. En arrivant là-bas, j’ai vu un type assis, dans son monde, ignoré de tous et ne s’adressant à personne. Ça faisait 6 mois que je ne l’avais pas vu alors imaginez un peu ma joie. Je me suis penché vers lui et je lui ai dit :
« Salut Caliman ! »
Il m’a alors regardé, sans rien dire, avec ses deux paires de lunettes de soleil. Puis il m’a di, toujours avec son accent :
«Aaaaah c’est toi qui a prit des photos et à qui j’ai donné des peintures ?»
« Ouai exactement c’est ça».
Je me suis assis à côté de lui et on a parlé. Mais malheureusement ce n’était plus vraiment le même bonhomme. Son esprit divaguait et se brouillait en milles morceaux. Il était complètement arraché et détruit. Il marmonnait plusieurs choses auxquelles je ne comprenais rien. A vrai dire, je ne comprenais que 1/3 de ce qu’il disait. Parfois il rigolait, parfois il s’énervait.
J’étais un peu déboussolé de le voir aussi mal ; en six mois le type avait plongé. C’est souvent ce qui peut arriver à ce genre de personnes. Étant seul et vieux, le gars ne cherche plus à prouver quoique se soit. L’alcool devenait presque son seul échappatoire. Cependant je ne justifierai pas cela par un désespoir mais plutôt par une volonté de fuir un mal. Peut être que la vie lui paraissait plus tranquille de cette façon là. Mais pour les passants, ce n’était qu’un malheureux parmi tant d’autre.
Il est d’ailleurs amusant de voir que pour une majorité de la population, la misère ne se trouve qu’au-delà des frontières, dans des pays où, il est vrai, la misère domine. Cependant cette fois-ci, en pleine journée de janvier, elle bordait les coins du Ruc dans la grande et « belle ville » de Paris.
En pleine discussion, ou après lui avoir posé une question, je ne sais plus, Caliman se leva pour se coller à un lampadaire. Il a alors commencé à pisser tout l’alcool ingurgité sur le trottoir. Les passants l’ignoraient. Pour ceux qui l’avaient remarqués, ils ne semblaient même pas le juger.
Ils devaient penser que ce n’était qu’un SDF parmi tant d’autre et donc qu’il fallait peut être mieux l’éviter. Le pauvre vieux semblait totalement abandonné, livré à lui même ; je savais que j’avais eu affaire à un mec clairvoyant la dernière fois par conséquent le voir comme ça me remplissait de tristesse. Il symbolisait dorénavant la pauvreté, la misère et le dénuement. Il ne possédait plus que quatre ou cinq dents noircies par la fumette, le crack ou probablement d’autres merdes de ce genre. Ce jour là, il semblait ne plus avoir d’atelier, plus aucune peintures ; ce jour là, il semblait avoir tout perdu.
C’est alors qu’il m’a demandé :
« Viens on va se prendre des Amsterdams. »
Alors l’Amsterdam, c’est typiquement la bière que boivent les clochards. La première cuite que je me suis prise, c’était avec deux de ces bières. La « Maximator » pour être précis. Je peux vous dire que j’étais sacrément bourré.
J’ai refusé et je lui ai donné le peu de fric que j’avais sur moi. Après ça, je suis parti tout en lui disant de prendre soin de lui. J’ai tenté de le revoir plus tard mais il avait disparut. Peut être qu’un jour j’aurai le plaisir de le revoir, en attendant sur les deux rencontres que j’avais eues avec lui, j’ai pensé deux choses : le premier homme était quelqu’un qui avait quelque chose à raconter ; c’était un homme de la rue, certes, mais il avait finalement assez de classe pour prendre du recul sur sa vie. Le second était un malheureux qui ne voulait plus de ce monde ; en buvant de cette manière, il semblait vouloir oublier et fuir cette vie.
Cette histoire n’a pas pour objet de faire une critique. Elle ne cherche pas non plus à émettre une théorie de ce que sont les miséreux. Bien au contraire, ce récit est un hommage. Un hommage délivré à ce cher Caliman qui un jour pourra dialoguer, un autre jour pourra effrayer, et qui malheureusement un autre jour décédera sans personne pour le sauver.
Une histoire avec un regard humain sur la vie, et de plus non biaisé par des fioritures. Ca fait du bien !!
Sacré histoire !