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La Cale

par Mohamed Mbougar Sarr

 Quoique le soir fût maintenant tombé, je parvenais encore à distinguer avec netteté les traits du vieux Francis. La nuit était claire ; c’était une des celles-là, peuplant l’été, dont la douceur n’incitait pas à rester à l’intérieur des maisons qu’écrasait encore la chaleur de la journée. Celle-ci, comme si elle avait attendu le soir pour se dégager des murs où elle s’était tapie au cours de l’après-midi, semblait suspendue au-dessus des pièces, nuée immobile et tyrannique.

Le vieux Francis, du reste, ne supportait pas de demeurer à l’intérieur de la vieille maison la nuit venue. Il disait que la vérité, la beauté et le mystère du monde ne s’offraient à l’homme qu’à ce moment de la journée. Et pourtant, chaque soir, sitôt que je lui installais ce vieux fauteuil sur lequel il passait tant d’heures, il fermait les yeux ; et, assis à son côté, je me demandais alors si la beauté, la vérité et le mystère lui importaient réellement, puisqu’il ne regardait jamais le monde pour les y chercher. J’ai passé plusieurs de ces soirées à le regarder fixement, épiant ce moment où il ouvrirait les yeux pour contempler la nuit, l’interroger, la célébrer. Mais cela n’arrivait jamais ; ou du moins, il ne sortait de son sommeil —mais dort-il vraiment pendant toutes ces heures ? — que pour se lever et, après m’avoir souhaité une bonne nuit, rentrer dans la maison que la masse de chaleur, à la faveur de la fraîcheur de la nuit, avait commencé à épargner. Il était alors généralement tard, et je ne le revoyais que le lendemain matin, au moment de préparer la petite salle où il recevait ses patients.

Ces veillées se déroulaient dans un silence profond. C’est bien pour cela que je les aimais. Je n’étais pas très bavard, et le vieux Francis non plus. Après la journée de travail, qu’il passait à recevoir, consulter, soigner des dizaines de gens, je comprenais aisément qu’il eût l’envie de se taire. Je ne lui en voulais pas. Au contraire, j’aimais le regarder, ainsi assis, silencieux, les yeux clos. De profondes rides sillonnaient son front, sur lequel quelques mèches d’une abondante chevelure chenue tombaient. L’air qui se dégageait de lui, fait de gravité et de sérénité mêlées, me plaisait. J’imaginais, au fond des rides et des marques que la vieillesse avait imprimées à ce faciès, des aventures, des douleurs, des exploits, des héroïsmes. Je rêvais en le fixant.

Ce soir encore, je le regardais. Hormis le mouvement de sa poitrine qui se soulevait et retombait au rythme d’une calme respiration, il ne bougeait pas. Il ressemblait là, dans la semi-obscurité et le silence, à la sculpture d’un dieu grec.

J’étais tant enfoncé dans ma rêverie que je ne remarquai pas immédiatement qu’il avait ouvert les yeux et me fixait. Je fis un petit mouvement de recul, qui trahissait mon brusque retour à la réalité et ma surprise de le voir éveillé et me défigurant.

—C’est moi qui t’effraie ainsi ?

—Non, bafouillai-je, non… C’est simplement que j’ai été surpris de vous voir…

—Les yeux ouverts ?

Confus, je ne répondis pas. Il cessa de me fixer —ce qui, étrangement, me soulagea, comme si l’on m’ôtait un poids— et se tourna vers les bois qui s’étendaient de l’autre côté de la route qui bordait la maison. Leur masse sombre ondulait au souffle du vent. Je m’étonnai de n’avoir jamais prêté attention à ce spectacle qui ne manquait pourtant pas de beauté.

—Je dois te sembler bien étrange, pour que tu me regardes ainsi toutes les nuits. Je crois aussi que tu as beaucoup trop de patience, pour ton âge. A vingt ans, je cherchais des filles.

—Il n’y en a pas beaucoup dans le coin.

—Qu’en sais-tu ? Tu ne cherches même pas.

C’était la première fois, depuis deux mois que nous passions nos soirées dehors, que l’on tenait un dialogue si long. Il n’avait pas détaché son regard des bois. Sa voix était grave, comme si elle sourdait des profondeurs d’une caverne.

—Avez-vous vu le mystère, la vérité et la beauté, cette nuit ?

La question était sortie de ma bouche sans que je l’eusse voulu ; elle m’avait échappé. Il se tourna vers moi, me regarda intensément un petit moment, puis éclata d’un grand rire qu’une toux compliqua bientôt et finit par éteindre. Je lui tendis un verre d’eau qu’il vida d’un trait avant de s’adosser à son fauteuil. Il ferma de nouveau les yeux mais, comme une trace de son hilarité à peine dissipée, un petit sourire parcourait ses lèvres.

—Le mystère, la vérité et la beauté… Je les revois chaque nuit depuis quarante ans, mon garçon, et aujourd’hui encore.

—Vous les revoyez ?

—Je les revois.

—A quoi ça ressemble ? lançai-je taquin, surpris par la soudaine familiarité que j’entretenais avec cet homme secret.

—Tu es sûr d’avoir les épaules pour entendre ça ?

La question me parut étrange : l’intonation qu’il y avait mise, le sourire sur son visage, le regard qu’il me jeta à ce moment-là, avaient quelque chose d’inquiétant.

—Les épaules, je ne sais pas, mais la patience, oui, comme vous le remarquiez.

—Très bien.

Le visage du vieux Francis Henry retrouva aussitôt sa majestueuse gravité. Il se cala plus confortablement dans son fauteuil, et, de sa voix profonde, commença son récit.

*

« J’étais aide-chirurgien sur le Commander, un célèbre bateau-commerçant de l’époque. Sais-tu ce qu’est un bateau-commerçant ? Oui, bien. J’avais une trentaine d’années, je venais de finir mes études de médecine, le travail manquait dans le pays et même ceux qui en avaient étaient payés une misère. Le seul domaine qui marchât vraiment, dans ces années, c’était le commerce. Des rumeurs disaient, à l’époque, qu’il serait bientôt réglementé, que des textes étaient en préparation, que des gens se battaient même pour l’abolir, mais paradoxalement, l’industrie n’avait jamais été aussi florissante. Il faut dire qu’on n’accordait plus vraiment de crédit à ces rumeurs : cela faisait plusieurs années qu’elles couraient sans se traduire réellement. Et comment auraient-ils fait ? Comment auraient-ils fait pour mettre un terme à des siècles entiers de pratique ? C’est ce que l’on se disait. Personne, dis-le toi bien, ne croyait à cette réglementation, et encore moins à une abolition, personne ne voulait y croire. Le commerce avait débordé les limites d’une simple pratique en marge de la société ou réservée à quelques hommes ; elle s’était fondue, subrepticement, sans que personne ne parût le remarquer, dans les foyers, les habitudes, les esprits. C’était l’esprit du pays, son identité profonde, si tu préfères. L’on disait —et je sais que c’est difficile à imaginer car c’était il y a seulement quatre décennies— que ça durerait encore des siècles, car c’était, pour ainsi dire, dans l’ordre des choses. Comme un décret de Dieu. Tu frémis ? Je peux le comprendre. Ca semble impossible et lointain, et pourtant c’était hier, et ça a été comme je te le dis.

Un de mes oncles était co-propriétaire d’une influente flotte. Après avoir eu vent de ma situation par sa sœur, ma mère, il proposa de m’embaucher comme aide-soignant sur un de ses bateaux. J’acceptai, évidemment. Je me souviens de la fierté de ma mère ce jour-là : j’allais participer à l’histoire à l’œuvre, accomplir le dessein divin et, surtout, devenir riche ! J’étais jeune, pauvre, assoiffé d’aventures et de large. Le commerce, je voulais le voir vraiment. Je n’avais pas d’opinion à son sujet; tu comprends, j’étais fils du pays, je n’avais jamais quitté le continent. Ce que j’en savais, on me l’avait dit, raconté, avec tout ce que ça pouvait comporter d’exagération, de fantasme, de mensonge. Et puis c’était tout. La question de savoir si c’était bien ou non, moral ou abject, humain ou inhumain, ne se posait pas. Ou du moins, elle ne se posait pas encore en ces termes. Le fond des choses, je n’en savais rien. Ca m’était étranger —non pas indifférent, mais étranger— et pourtant si proche. Je me demandais simplement ce que c’était, pourquoi ça cristallisait tant de passion, pourquoi c’était si mythique. Je veux que tu comprennes cela. Je n’étais pas un monstre, j’avais un cœur. Mais je ne savais pas, et encore moins ne me posais les questions qu’il fallait. L’ignorance, c’est le seul véritable péché capital. Les sept autres tournent autour du pot.

Mais passons. Voici donc que j’étais engagé sur le Commander. Je peux te dire que c’était une fête, à bord. Nous allions à l’aventure, joyeux et convaincus de l’absolue nécessité de notre démarche. Nous avions raison, formidablement raison. Nous étions dans le droit ; mieux : nous étions dans le devoir. C’était Dieu qui le voulait, et qui nous guidait, par conséquent. Le soleil brilla tout au long de notre traversée vers les côtes africaines, où nous devions récupérer et ramener de la marchandise. C’était un fait assez rare qu’un voyage tout entier se déroulât avec un temps favorable. A bord, les plus superstitieux —c’est-à-dire presque tous— prirent cela pour un signe. Le prêtre qui nous accompagnait n’avait cessé de dire, avec une ridicule emphase : « In hoc signo vincemus ».

Nous accostâmes sur les côtes africaines trois semaines plus tard, embarquâmes la marchandise et repartîmes après quelques jours que je mis à profit pour découvrir les splendeurs de cette terre. Nous étions certains que le retour serait aussi calme et festif que l’aller.

Il ne le fut pas.

Une terrible tempête éclata la nuit qui avait suivi notre départ. Les dégâts matériels furent nombreux, et plusieurs hommes de l’équipage, blessés : la tempête avait été soudaine et brutale, elle avait surpris quelques imprudents qui traînaient encore sur le pont au milieu de la nuit. Je fus, cette nuit-là, grandement mis à contribution, pour divers soins.

Le capitaine de notre bateau, un homme qui dégageait une grande sauvagerie quoique son visage fût baigné par une tranquillité que j’avais toujours suspectée, cet homme donc —il s’appelait Mark— demanda, dès que la tempête cessa, que l’on ouvrît la cale pour vérifier « si la marchandise n’avait pas subi d’avanies majeures ». C’est exactement ça qu’il a dit. Il prit cinq hommes avec lui et, au moment de descendre, me fit appeler.

—Il y en a toujours quelques uns qui sont blessés après le premier voyage en mer, me dit-il. Vous savez, ils n’ont pas l’habitude de la navigation. Ils ne connaissent pas. Alors vous imaginez : voyager en mer, en pleine tempête de surcroît ! Je ne serais pas surpris si nous trouvions des morts. J’en ai déjà vu. Soyez prêt, Mr Henry, me dit-il avant de faire signe à ses hommes, armés jusqu’aux dents sans que je ne susse pour quelle raison, de commencer à descendre. »

Le vieux Francis s’interrompit quelques secondes, comme s’il cherchait à rassembler ses souvenirs, ou que ce qu’il allait raconter demandait une concentration particulière. Les ténèbres s’étaient épaissies, et je distinguais désormais plus difficilement ses traits. Je sentis néanmoins, plus que je n’entendis, qu’il prenait une grande inspiration avant de reprendre. Une agréable brise souffla ; je perçus, du coin de l’œil, la danse de la forêt, mais je ne voulais quitter le vieillard des yeux. Il poursuivit bientôt.

« Il m’avait suffit de descendre quelques marches de l’escalier qui menait à la cale pour savoir, enfin, ce qu’était la vérité de ce que nous faisions. Une épouvantable odeur de moisissure, de chair humaine en décomposition, d’ordures, de plaies infectées, de vomi, de sueur, qui habitait et écrasait cet espace exigu, humide, me saisit à la gorge ; et n’eût-été un lambeau de dignité et de courage que la présence des autres hommes maintenait en mon cœur, j’eusse sans aucun doute remonté les escaliers et fui. Cette odeur surréelle, dont je serai bien en peine de te donner une infime idée, semblait se dégager de chaque centimètre carré de cet obscur lieu. C’était un monde à part sur le bateau, un isolat, une terre fantastique, inimaginable, une contrée utopique et pourtant réelle, au milieu même du bateau. La chaleur, mêlée à ces effluves qui, par un mystérieux phénomène physique et chimique, la dopaient, achevait de faire de l’endroit un enfer. Instinctivement, je portai ma main à la bouche pour ne pas vomir. Mais les autres hommes, comme s’ils ne sentaient rien, comme s’ils étaient habitués à tout ça, s’enfoncèrent dans les profondeurs de la cave. Après une brève hésitation, je fus obligé de les suivre.

Dedans, la marchandise grouillait : des souffles, des souffles partout, des râles, des gémissements, des soupirs, des murmures, des cris de colère, de délire, de peur, de pitoyables geignements, des paroles, tantôt plaintives tantôt enflammées, dites dans une langue –s’agissait-il d’une langue ? — barbare accueillirent d’abord notre arrivée. Puis, peu à peu, tout cela s’éteignit, et la marchandise se tut, retourna au silence. On eût dit le silence originel du monde, celui du chaos ; tout cela me paraissait formidable, menaçant, épouvantable. Plusieurs fois, je crus m’évanouir. La mort était née là.

Quelqu’un, je crois que c’était Mark, alluma bientôt une lampe, dont il promena la faible lumière sur la chose vivante qui s’étendait à nos pieds. Je ne vis alors rien que de la chair, de la peau, noire, obscure, sombre ; je vis, éclairés par cette torche, des membres, des mains, des jambes, des poitrines, des bouches ; je perçus, à la lumière fuyante de ce faisceau, les éclats de fer des milliers d’anneaux qui formaient des chaînes qui tintaient lourdement à chaque mouvement… Je vis des milliers d’yeux, et dans ces yeux, un sentiment tendu entre la peur et la colère, épouvantable, insoutenable. Tous ces regards étaient posés sur moi, je les sentais jusque dans mes chairs qui me fouillaient et m’interrogeaient : « qui es-tu et d’où tu nous regardes ? ». La torche se déplaça, arracha mes yeux à ces autres yeux. Mais la marchandise était là : elle vivait, elle respirait, elle était humaine —ou presque. Je restai pétrifié de longues secondes ; étrangement —je ne m’en rendis compte que plus tard— je ne sentais plus l’odeur. J’étais devenu, comme tous ceux qui étaient présents dans cette cave, un de ses éléments : je lui appartenais, j’étais elle, elle s’incarnait en moi. Je puais, comme tous les autres.

—Mr Henry ! Venez donc par ici, je crois qu’il y en a un qui est mal en point.

J’avançai vers le fond de la cale, d’où me semblait provenir la voix, et où je distinguais ce qui ressemblait aux silhouettes d’hommes debout. La lampe, vraisemblablement, était éteinte. Je doutai même, à ce moment, qu’elle eût jamais été allumée, et même qu’elle eût existé, dans cette cale. Je l’avais peut-être rêvée… Et cette masse d’hommes à mes pieds ? Etait-ce aussi un fantasme ? J’avançai vers Mark et ses hommes, l’esprit embrouillé. Le silence était complet ; il n’était brisé que par cet immense souffle, cette immense respiration humaine expulsée de toutes ces poitrines agglutinées dans la ténèbre de cette cale. A chaque pas que j’effectuais alors que je me traînais vers le Capitaine, je heurtais quelque chose : une jambe, un bras, peut-être une tête. Mes yeux s’habituaient progressivement à l’obscurité, et je réussis à distinguer les choses : les muscles des hommes, les seins des femmes, les ventres, tout. Lorsque j’arrivai au fond de la pièce, Mark, entouré de ses hommes, était penché sur une forme sombre.

—C’est une femme. Elle est enceinte. Ou était, à vous de me le dire.

Je ne pus distinguer, dans la pénombre, le regard de Mark, mais je sentis dans ses mots toute sa haine, tout son mépris, toute sa brutalité, enfin, toute sa bêtise.

C’était en effet une femme enceinte. Je n’eus besoin que d’une seconde pour me rendre compte qu’elle était morte. Je me relevai sans un mot. Les autres comprirent.

—Prenez-la et jetez-la à la mer. Ca fera deux repas en un.

Les hommes de main de Mark éclatèrent de rire en obéissant. Mais à peine deux d’entre eux avaient-ils pris la femme par les poignets et les chevilles que quelque chose de proprement exceptionnel, possible uniquement dans cette cale là, à ce moment-là, se produisit. »

La voix du vieux Francis se brisa, sous le coup de l’émotion. Il demeura de longues minutes silencieux. Je craignis même qu’il ne se fût endormi, mais je ne bougeai pas, moi-même saisi par l’émotion qui semblait avoir empli son cœur. J’eusse, ainsi, par pudeur, attendu autant de temps qu’il l’eût fallu, qu’il parlât. Il était maître du récit dans lequel il m’avait embarqué. Je ne voyais désormais plus que sa silhouette enveloppée par l’ombre.

« Ils se sont mis debout, finit-il par reprendre après cet interminable silence. Ils se sont levés comme un seul homme et ils nous ont encerclés. Ils ne disaient mot, il n’y avait dans leur attitude aucune forme d’hostilité. Ils se sont simplement mis debout, ensemble, dans un grand fracas de chaînes qui s’estompa cependant dès qu’ils furent sur pied. Surpris, nous ne sûmes d’abord comment réagir : nous étions sept hommes au milieu de cent autres, pris au piège. Ils eussent pu nous tuer si l’envie leur en eût pris; il eût suffit qu’ils se jetassent sur nous pour nous étouffer, nous battre, nous étrangler. Mais ils demeurèrent simplement immobiles. Mark, les premières secondes de stupeur passées, commanda à ses hommes de charger leur arme et de mettre en joue cette masse. Ils s’exécutèrent, mais je sentais dans leur geste une fébrilité que la peur seule pouvait créer. A côté de moi, Mark tremblait : non de peur, mais de colère, de rage, d’animale excitation. Je sentais le bruit ignoble que faisait sa pomme d’adam en cognant contre son gosier tandis qu’il ravalait inlassablement sa salive. Le silence retomba. Les cinq hommes, en cercle, tenaient en joue la masse des hommes qui nous entouraient ; et au milieu de cette dérisoire muraille de fusils, Mark et moi nous tenions.

Ce face-à-face silencieux et terrible dura quelques minutes ; puis, de quelque part dans la foule des corps qui nous encerclait, s’éleva une voix.

C’était une voix de femme. Je peux te dire, mon garçon, que je n’ai, jusqu’à présent, rien entendu qui fût aussi mélodieux, aussi suave, aussi beau. Elle chantait quelque chose que je ne comprenais pas, mais cette langue n’était pas celle, barbare, que j’avais entendue en pénétrant dans cet endroit ; c’était une langue étrangère, mais que je ressentais car elle s’adressait à mon cœur. C’était la langue de l’émotion, je la comprenais. Est-ce que tu saisis ce que je veux dire ? Sa voix semblait tomber du ciel même, appartenant à un ange voire à Dieu. Elle avait des accents doux, qui caressaient un air onirique, d’une limpidité inhumaine. Voilà, c’est le mot : cette voix était inhumaine. Elle était d’une beauté inhumaine, elle me subjuguait. La mélopée qu’elle offrait me frappait en plein cœur. C’était un chant, un vrai chant, quelque chose qui relevait de la magie, d’une technique infaillible et d’une émotion infinie. Imagine-toi un chant pareil et une voix pareilles, retentissant dans l’obscure cale d’un bateau où quelques hommes en vendaient d’autres, imagine-toi la force de cette mélodie au milieu de l’océan : cela avait quelque chose de dramatique, c’était un drame du monde, un drame où l’abjection côtoyait le sublime. Enfin, enfin… Je renonce à te décrire ça. Le chant déroulait sa poésie depuis je ne savais combien temps lorsque j’entendis Mark, à côté, hurler :

—Silence ! Silence ! Faites-la taire ! Tirez !

Aucun homme n’osa obéir.

—Tirez, imbéciles, tirez quelque part, n’importe où ! Elle se taira ! Ils se croient intelligents ! Matez ces primates !

Je sentis la démence poindre dans sa voix. Sans voir clairement ses traits, je les imaginais, tendus, défigurés par la bestialité.

Aucun homme ne tira. Le chant continuait, plus aérien et poétique que jamais.

Mark, dans un geste brutal, s’empara alors du fusil d’un de ses hommes, le pointa au hasard dans la masse, et tira. Je perçus un corps qui s’abattait à la renverse. La détonation avait empli la cale d’un bruit terrible, mais lorsque ce dernier s’estompa, nous entendîmes toujours le chant, qui avait redoublé de vigueur. Il semblait plus fort, plus beau, plus indestructible. Mark chargea encore, tira, un autre corps tomba. Le chant ne s’arrêtait pas. Bientôt, ce ne fut plus une voix, mais celles de tous les hommes autour de nous qui reprirent l’hymne ; et l’immense voix humaine emplissait la cave et la transformait en ciel. Mark tira une autre fois, ne toucha personne, son fusil s’enraya ; il le jeta et, fou de rage, courut droit devant lui en grognant, fendant la masse des hommes qui ne cherchèrent pas à le retenir et n’esquissèrent aucun geste d’hostilité à son égard, puis sortit de la cale en poussant des cris semblables à ceux d’un grand singe enragé. Ses hommes de main, torturés par la peur, le suivirent aussitôt en laissant tomber leurs armes. Je jetai un œil à ses dernières : elles semblaient si ridicules, si dérisoires au milieu de tout ce qui était en train de se passer…

Cependant le chant continuait. Je demeurai immobile au milieu de ces gens que je ne connaissais pas, mais dont je sentais, désormais, la profonde humanité.

La marchandise était vivante ; elle était plus vivante que nous tous. Je fermai les yeux, et me laissai bercer par les derniers accents du poème, dont je sentis bientôt arriver la fin. Je ne me trompai pas : quelques secondes plus tard, ces hommes se turent. La voix de la femme qui avait ouvert le chant le ferma en psalmodiant des paroles mystérieuses, comme des incantations. Et tandis qu’elle proférait sa litanie, les autres frappaient le sol de leur talon, créant un rythme d’une étrange beauté… Et soudain, comme ils s’étaient levés, ils se rassirent et observèrent de nouveau le silence. Tout cela avait duré quatre ou cinq minutes. Leur chant avait retenti dans la nuit puis s’était éteint, comme une étoile filante aurait traversé le ciel. Le temps de ce chant, dont je ne savais s’il avait été improvisé ou non, j’avais été littéralement dépossédé de moi-même, ou possédé, je ne sais plus. Quelque chose avait tourné, oui, tourné, comme dans une révolution.

Ils venaient de se rasseoir lorsque Mark, accompagnés d’une quinzaine d’hommes surarmés et munis de torches enflammées, firent de nouveau irruption dans la cave.

—Mr Henry ? Etes-vous là ?

—Oui, je suis là.

—En vie ?

Je ne répondis pas et me tournai vers le corps de la femme morte. Etait-ce pour elle que tous ces hommes avaient chanté ? Et qu’avaient-ils chanté ? Je n’aurais su le dire. Nul n’aurait su le dire. Mark me rejoignit tandis que les autres hommes, d’un air menaçant, tenaient en joue la foule, redevenue docile, qui était à leurs pieds.

—Je ne sais pas ce qui s’est passé. Ils sont devenus fous, je n’avais jamais vu ça auparavant. Et Dieu sait que j’en ai transporté, des sauvages !

J’allais répondre mais c’était inutile. Je le laissai là avec ses hommes et remontai sur le pont. Là, je humai à pleins poumons l’air marin. La nuit n’était pas encore achevée, quoique je sentisse l’approche de l’aube. Quelques minutes plus tard, Mark et ses hommes remontèrent et refermèrent la cale.

Je n’y retournai plus jamais pendant tout le reste du voyage. Je n’ai jamais su si la même scène s’était reproduite. Ce dont je suis sûr, c’est que le Capitaine et les cinq hommes qui avaient, avec moi, assisté à celle de cette nuit-là avaient soigneusement évité d’en parler à bord. Je ne le fis pas non plus. Pour être honnête, tu es la première personne à qui je raconte cela, depuis quarante ans… Le reste du voyage fut sans autre événement notable, mais dès que nous arrivâmes, je démissionnai de mon poste d’aide-chirurgien, au grand dam de ma mère et de mon oncle, et cherchai un autre travail. »

Il s’arrêta, souffla bruyamment comme s’il sortait d’un grand effort, avant de se remettre à parler. .

« La traite, je savais désormais ce que c’était. Ca m’a dégoûté de vivre et hanté. Mais sans la singulière expérience que j’en ai eue, je serais passé sur cette terre comme tant d’autres imbéciles, sans rien savoir de ce que pouvait être la beauté, le mystère ou la vérité du monde. Cette nuit-là, dans cette cale, pendant ce chant, j’ai su ce que c’était. J’ai su ce que c’était que d’être un homme : c’est quelqu’un qui refuse comme il peut, qui essaie de survivre le plus dignement possible. Ces gens-là refusaient parce qu’ils chantaient ; leur chant, c’était leur survie, et il suffisait à nier toute la laideur du monde. Que sont-ils devenus ? Ce que tous les autres qui les ont précédés sont devenus, sans doute : des travailleurs dans les champs de coton, de café. Des esclaves. Des sous-hommes. Mais pour moi, ils seront toujours les géants de la cale. Plus grands que tous les autres hommes.

Depuis lors, je consacre chaque nuit à me souvenir de ce chant, de son air, de ses paroles. Je répète ça des milliers et des milliers de fois, je rumine, je ressasse. Je l’ai fait chaque nuit depuis. Chaque nuit, tu peux me croire. Je n’en ai pas raté une seule. Je ne me le serais pas pardonné, ça n’aurait pas été humain. Ca me hante, à tel point qu’il suffit que je ferme les yeux, le soir, pour me retrouver au moment précis où le chant a retenti, porté par cette voix de femme. C’était majestueux, noble, grand et très humble à la fois, pourtant. Je ne veux pas oublier ça, tu comprends ? Je ne veux pas oublier ça, car c’est ça, pour moi, la vie. »

*

Le vieux Francis se tut, et je sus, à la portée de ce silence, qu’il ne parlerait plus ce soir. Il toussa un peu, et marmonna ce qui semblait être un juron. Puis, sans un mot, il se leva et, les épaules légèrement voûtées, marcha d’un pas tranquille.

Je crus l’entendre, alors qu’il allait rentrer dans la maison qui devait s’être rafraîchie, siffloter un air d’une profonde tristesse.

 

*****

Cette nouvelle a reçu le Prix de la Jeune  Écriture Francophone Stephane Hessel, organisé par RFI et l’Alliance Francophone, catégorie nouvelle.

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Une réflexion sur “La Cale

  1. Je trouve ce texte dans l’ensemble assez beau, plein de celui qui l’a écrit et richement travaillé. Merci, de m’ouvrir cette porte à la vivacité de l’écriture contemporaine :)

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