Arts, Arts verbaux, Récits

Retrait, lettre et peau

par Yves Bergeret

Dans notre bourg des Préalpes où il est né il y a à peine plus de cinquante ans, il arpente en boitant matin et soir la rue principale ; on le salue, on lui parle un peu, il répond par un lent émerveillement apparent, la bouche très humide, juste quelques mots, souvent répétant ceux qu’il vient d’entendre. Il rend des petits services, balaie la salle d’un bar, le trottoir devant un autre bar, fume ses grosses cigarettes, remonte la visière de sa caquette sur son crâne, rit d’un bon rire lent, ses yeux bleus ancrés dans un paysage de sombre remuement intérieur où il trouve une sorte de réconfort, parmi le glissement abrasif de notre monde.

Avec sa pension de handicapé et quelques sous gagnés ci et là il s’achète des stylos-billes et des crayons de couleur. Il adore dessiner sur des feuilles le plus souvent au format A4. Il en est fier. Il ne sait lire et écrire que les lettres du prénom sous lequel tout le monde le connaît.

Il vient souvent boire un café chez moi. Parle un peu, écoute. Ici ses yeux sont de grands oiseaux d’altitude qui se posent sur des dessins de mes amis africains toro nomu, sans écriture. Ces dessins ont émergé directement de la pensée symbolique de l’animisme de brousse. Je les ai suspendus au mur. Ce matin il me donne des dessins. Il dit : « j’ai dessiné des tapis. Tu vois les fils du tapis, je les ai très bien dessinés. Dans ce tapis j’ai fait des rectangles, neuf rectangles. Dans les rectangles j’écris les mots que j’invente. Ces mots je ne peux pas les lire. Ils ne forment pas une phrase. Ils sont là, seuls. Mais tu vois, sur ce tapis j’ai aussi dessiné des maisons du bourg, une voiture, un arbre. Et sur ce tapis là j’ai dessiné Brigitte la boulangère et Françoise la pâtissière. Sur ces deux tapis que j’ai dessinés, tu vois là-bas j’ai posé le soleil et la lune». Il boit sa tasse de café, rit encore, rit lentement, s’essuie la bouche.

Bruno l’affirme très net, il s’agit bien de tapis. Un tapis se pose au sol : petit « téménon » sacré sur lequel on vit bien, on se sépare de l’agitation turbulente du monde extérieur, on se déchausse, voire on s’allonge. Si on le considère non pas comme un sol autre, privilégié et sacralisé, mais comme une œuvre d’art, on le suspend au mur ; et alors on le regarde. On le regarde et on oublie la cacophonie du monde.

Bruno détermine les neuf zones centrales de ses tapis, eux-mêmes d’une cohérence graphique serrée, avec leurs traits parallèles très denses. Neuf réserves dont chacune est un long mot en trois lignes de voyelles et de lettres à la limite de la lisibilité et du retour dans l’oralité de la diction. Mots de douze à vingt lettres en trois lignes.  A la limite du prononçable. Voilà, les trois lignes de lettres, dans les neuf réserves, qui font une trame du monde du tapis, de ce monde autre, en retrait dans l’intimité de l’enclos de la pièce où au sol le tapis calme les démons du monde de dehors et refoule les dragons du sol.

Le bavardage du bourg glisse sur la peau de Bruno, qui n’en saisit pas le sens. Ou vraiment très peu. Le flux rugueux de la conversation des carrefours râpe les oreilles de Bruno. Il ne s’y oriente que très peu. Il ne peut y prendre de décision ni agir vers une direction qu’il puisse se choisir. Mais le dessin du tapis, dont les neuf cœurs rectangulaires de mots inventés battent à leur propre lent unisson, lui crée une nouvelle peau, ce mince papier de 80 grammes en format A4, dont il se desquame en riant, -car la peau est vivante et se renouvelle sans cesse- riant lentement, buvant avec moi jusqu’au bout sa propre tasse de café.

*

Dessins de Bruno, novembre 2013 (glissé(e)s)
Dessins de Bruno, novembre 2013 (glissé(e)s) 3
Dessins de Bruno, novembre 2013 (glissé(e)s) 1
Dessins de Bruno, novembre 2013 (glissé(e)s) 2
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Une réflexion sur “Retrait, lettre et peau

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