par Mohamed Mbougar Sarr
L’on échoue toujours, aussi[1], à parler de ce qu’on redoute. La crainte a ceci de commun avec la passion qu’elle enlève toujours à la parole sinon sa lucidité, au moins sa clarté. Et le cœur de la peur, comme celui de l’amour, n’est jamais clairement dit : on croit, en le surchargeant de parole, de mots, d’extases, d’exagérations, en conjurer l’aphasie menaçante ; on ne fait en réalité bien souvent qu’en décrire seulement —et seulement, hélas— les effets. Mais les effets ne suffisent jamais, et la peur elle-même n’est jamais vraiment dite, communiquée.
Il se peut que ce soit le fatal sort du langage de n’être jamais qu’incomplet. Mais il se peut également que ce soit nous qui n’y regardons pas bien au premier abord.
Ainsi ai-je longtemps manifesté de la crainte devant l’irruption du numérique dans le geste de lecture sans pouvoir en dire la nature véritable. Je ne fis alors, comme toujours, que trouver des justifications fort annexes et légères: « il me faut le froissement de la page qui se tourne, et le numérique ne me l’offre pas ; j’ai besoin de l’odeur si singulière des pages d’un vieux livre, et le numérique ne m’en enivre pas ; la sensation physique du livre m’est nécessaire et le numérique me l’ôte » etc. Autant de considérations respectables et non dépourvues de vérité, mais insuffisantes, somme toute, à expliquer la vraie teneur de ma crainte du numérique. Le bruissement des pages et leur odeur, la présence physique du livre (son poids, son format…) ne constituent pas le fondement, l’essence du geste de lecture : ils ne sauraient tout au plus en être que des effets, c’est-à-dire un ensemble d’éléments qui en découlent et qui créent une atmosphère à/de la lecture, mais qui ne sont pas essentiellement, à elles seules, la lecture. Ce qui se passe dans l’acte de lecture —je veux dire, ce qui se joue intérieurement— dépasse en effet des éléments d’atmosphère : l’on pourrait même dire que l’un des buts de la lecture est d’arracher l’esprit et le corps à l’atmosphère, à l’ambiance. Et du reste, j’ai appris récemment que certaines tablettes —à moins qu’il ne s’agisse de liseuses, la nuance m’échappe — reproduisaient désormais à l’identique le bruit d’une page que l’on tourne. Il n’est pas interdit de penser qu’un jour, ces technologies parviendront à reproduire leur odeur. Je ne sais alors, si cela arrivait, ce que je pourrais bien dire pour frapper encore le numérique de ma suspicion de lecteur « précieux ».
Il fallait donc parvenir à dire la crainte.
Mais gardons-nous d’abord d’une méprise. Je ne suis pas contre le numérique —qui peut l’être encore sans être ridicule ? Je sais tout ce que, dans le champ particulier de la littérature, la technologie numérique peut apporter, exhumer, révéler, fixer, éclairer. Du numérique, je connais les prodiges techniques : j’appartiens à une génération qui s’en est enivrés. Mais savoir tout ceci ne m’a pas empêché d’être inquiet, au sens très métaphysique, gidien, de l’inquiétude. Mais quelle est, donc, cette inquiétude ? Quelle est l’origine de ma peur ?
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Je l’ai identifiée il y a quelques semaines, lorsque, échangeant avec Michel Crépu (écrivain, critique littéraire, directeur de la prestigieuse Revue des Deux Mondes) sur la question des rapports entre Numérique, Humanisme et Culture, il tint un propos sur sa propre inquiétude qui, à bien des égards, m’éclaira sur la mienne propre. Ce propos servit de point de départ à ma réflexion. En tant que lecteur, en tant, donc, qu’individu dans un certain rapport au texte —et c’est ce rapport que le numérique, précisément, bouleverse—, je crains le numérique pour trois raisons, principalement.
La première, que Michel Crépu a lui-même mentionnée, est que le numérique est barbare, —au sens de désarticulé, informe, comme était pour les Grecs anciens la langue des « barbaros », des étrangers. Le numérique, pour mieux dire, n’a pas de forme : l’on ne sait où il commence — à partir de quel lieu y a-t-il du numérique ? —, et encore moins où il finit ; d’une certaine manière, il est par excellence le lieu d’un infini qu’il fait miroiter à l’homme.
C’est un lieu sans corps.
Or l’expérience de la lecture a besoin d’un corps ; mieux encore : elle est une expérience du corps. Corps, d’abord, du lecteur : penché, comme mon esprit, sur le texte, mon corps tend à se fondre dans son mouvement, à épouser le cheminement de ses péripéties : celles-ci s’accélèrent-elles que mon corps frémit, ralentissent-elles que mon halètement se calme ; aussi bien le mouvement de ma main sur la page qu’elle tourne témoigne-t-il d’un discours de mon corps : rapide, il peut exprimer l’impatience de mon corps captivé par le texte, ou au contraire, son ennui (c’est ce qui se passe lorsque des passages m’ennuient, et que je les saute) ; lent, il peut exprimer l’effort du corps face à la résistance (la difficulté) du texte ou la jouissance lente, volontairement ralentie, de ce qu’il offre. Corps, ensuite, du texte : car le texte est d’abord un corps —un corpus— dont la page est l’espace, comme la chair est l’espace où le corps humain est inscrit. Sur la page, le corps du texte s’exprime par sa disposition, qui signifie, intrigue, fascine : tantôt touffu, tantôt lâche voire épars, le corps du texte appelle le mien, le séduit au sens propre. Tout ceci pour dire que la lecture est aussi une expérience de désir : lire, ce n’est jamais que faire l’amour. Je désire un texte, mais lui aussi me désire : « le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire ».[2]
Le danger du numérique à mes yeux est que, sans formes, il ne m’offre aucune séduction, c’est-à-dire aucune faiblesse. Tout y est parfait: l’éclairage, la typographie, l’alignement, etc. Le texte n’y a pas de corps, ou plutôt, il y possède un sur-corps, prodigieux par ses aptitudes, mais inhumain. Et par inhumain, j’entends : impossible à désirer. Sur une tablette numérique, le texte ne me montre pas qu’il me désire : il est passif. Je ne le lis jamais, je le parcours toujours.
La deuxième raison est que le numérique est un lieu sans durée. Dans la mesure où elle est une méditation, toute lecture est aussi une expérience du temps. Qu’on lise Jésus-Christ en Flandre ou Guerre et Paix, La Dame pâle ou Les Misérables, il reste qu’on donne toujours de son temps —la lecture devient ainsi un acte de charité— au texte, quel que soit son volume. Or donner de son temps à un texte, c’est s’arrêter sur ce texte, à côté de lui : toute lecture est une station. Le geste de lecture est une escale temporelle, et qui ne souffre pas l’interruption permanente, l’importune discontinuité.
La lecture, comme expérience du temps, suppose en effet une certaine durée, nécessaire non seulement pour lire le texte, l’épuiser, mais encore pour méditer le texte, l’éprouver. C’est une banalité en effet que de dire que la lecture ne se limite pas, pour ainsi dire, au seul moment de la lecture physique : elle se poursuit bien après, par le jeu de la ré-flexion —étymologiquement, le retour sur—, de l’intertextualité possible, du questionnement postérieur : lire n’est pas seulement lire pendant, c’est aussi, peut-être surtout, lire après, continuer l’acte alors même qu’il est supposé être clos dans le temps. La lecture numérique, à cet égard, n’est pas une station : elle ne m’impose pas l’arrêt, la cessation immédiate de toute autre activité au profit de la méditation. La lecture numérique est toujours inscrite dans un processus de navigation. Le mot porte en lui-même son danger : naviguer sur Internet, c’est voguer de page en page, de lien en lien, non pas comme l’abeille butinerait de fleur en fleur, mais plutôt comme le fou qui, dans son déplacement erratique, irait de lieu en lieu sans en investir aucun, ni même en tirer la substance. Le même phénomène, à mon avis, se reproduit lors de l’expérience de la lecture numérique : le rapport au temps n’est plus celui de la continuité, de la durée, mais plutôt celui de la discontinuité, de l’interruption perpétuelle : il est impossible de lire sur Internet, une tablette, une liseuse, sans être confronté à des soucis d’ordre différent : technique : combien de batterie me reste-t-il ? mon écran est sombre, tâché ; logistique : le train en mouvement fait bouger la main qui tient ma tablette, ma lecture est hachée, la lumière du soleil se reflète sur l’écran de ma tablette, j’ai perdu le fil du texte car je ne le vois plus; scientifique (qui a trait au savoir) : l’on découvre à la lecture de chaque texte des liens qui renvoient à d’autres textes, sur lesquels l’on clique pour se retrouver devant d’autres liens. Tout ceci, en plus de compliquer la lecture, empêche surtout la méditation longue, appliquée.
Lire, c’est faire le siège d’un texte, l’investir, dans le temps. Mais le numérique, par le flux des connexions, la multiplicité des liens, son illusion de l’infini, rend impossible la durée. L’on ne s’arrête jamais vraiment, non plus que l’on revient sur les textes numériques : on les consulte seulement. Là également, on les parcourt, rapidement, sans prendre ni avoir le temps de les méditer puis l’on continue vers autre chose. Le temps nous est compté : on ne l’offre plus au texte.
La dernière raison, que j’exposerai en peu de mots, découle des deux premières : sans corps ni durée, le numérique, dans l’expérience de lecture, devient un lieu sans mémoire. Paradoxal, d’ailleurs, puisque l’espace numérique est censé avoir de la mémoire —la fameuse mémoire numérique. Mais cette mémoire-ci me semble être tout le contraire de la mémoire humaine. L’on y stocke des données. C’est par excellence le lieu où l’on ne rumine pas, ou qui ne rumine pas, au sens nietzschéen de la rumination. La méditation d’un texte, sa rumination donc, suppose qu’on l’on en ait gardé un minimum, pour pouvoir le faire refluer dans notre mémoire. Mais ce reflux même m’est difficile, pour la simple raison que je ne retiens pas l’essence de ce que je peux lire sur un écran, qui se perd dans l’incessante valse des clics. Le numérique offre à l’homme l’illusion d’un possible infini. C’est là qu’est précisément le danger : en abandonnant son expérience de l’infini (par la méditation, la pensée de la mort, de Dieu, du Mal, etc.) au profit de l’infini numérique, l’homme en arrive à oublier sa propre finitude, puisqu’il ne la pense plus, puisqu’il ne s’en souvient même plus. La dimension métaphysique, la pensée de ce qui est essentiel et paradoxalement impensable, ne doit pas disparaître ; et au vertige de la navigation, il faut toujours préférer le vertige de la pensée et de la méditation, qui n’est possible que par l’expérience du ressassement, de la méditation mémorielle.
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J’ai fait récemment une expérience. J’avais envie de relire un chapitre de Madame Bovary, celui, précisément, où Emma se rend compte que son mariage avec Charles la déçoit, puisqu’il ne lui a pas apporté ce dont elle avait rêvé : la félicité, la passion, l’ivresse. Je pris le livre, commençai à chercher le chapitre, au début de l’ouvrage. Alors que j’allais m’y plonger, il me vint à l’esprit qu’il pourrait être intéressant de d’abord lire le texte sur Internet. Pour voir.
Clics. Le texte s’affiche, merveilleux, agencé, avec des liens pour aller directement aux chapitres désirés. Clic. Chapitre V, très court. Je commence la lecture. Il n’y a pas imposture numérique : c’est Flaubert. Les mêmes tics [(… ; et, …). Le même rythme majestueux des phrases (seul Chateaubriand, à mon avis, le surpasse dans le balancement et l’équilibre de ses phrases). La même minceur de l’histoire, etc. C’est Flaubert. C’est beau. Les premières minutes de lecture m’enchantaient.
Mais voici bientôt que quelque chose me gênait : ma lecture perdait de sa fluidité, les phrases se mettaient peu à peu à se révolter contre la signification, et à m’opposer une résistance acharnée ; je les relisais, rien n’y faisait. « L’univers, pour lui, n’excédait pas le tour soyeux de son jupon ; il se reprochait de ne pas l’aimer, il avait envie de la revoir ; il s’en revenait vite, montait l’escalier, le cœur battant ». Sublime phrase, qui parlait de Charles. Mais pourquoi « s’en revenait » ? Comment ? Je ne l’avais pas vu partir ! Convaincu de l’omission, armé du livre pour une éventuelle comparaison, je remontai le texte. Clic. Et je voyais alors que j’avais tort, Charles était bien sorti : « Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour le voir partir ; et elle restait accoudée sur le bord, entre deux pots de géraniums, vêtue de son peignoir, qui était lâche autour d’elle. Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne… » etc. Plusieurs fois je défilai ainsi vers le haut du texte pour recommencer car quelque chose m’échappait vraisemblablement. Mais quoi ? Je ne le sus d’abord. J’allai toutefois au bout du texte, après un quart d’heure de lecture. Ce ne fut qu’après que je compris ce qui n’allait pas : il manquait à ces phrases un élan. La phrase flaubertienne, dont la grande force est de forcer à une ruade enchantée, était soudain devenue hachée. Ce n’était plus un cours ; c’étaient des scansions. Au lieu de lire, détendu, et de voir ce que Flaubert tentait de me montrer, j’étais crispé, occupé à ne pas perdre le fil du texte, à lire correctement, à lire tout, avec méthode, à ne pas sauter de lignes. L’imagination s’en trouvait troublée ; et, comme dans un réflexe, ça résistait, ça n’arrivait pas à se laisser faire, à se laisser avoir : le truc de Flaubert ne marchait pas. L’écran m’avait mis face à une suite de phrases, et non devant un récit.
Est-il la peine de dire qu’après, reprenant la version imprimée, je n’éprouvai aucun des désagréments que j’avais rencontrés devant mon ordinateur ?
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Sans corps, sans durée, sans mémoire. Le numérique, dans le strict acte de lecture, me semble être une sinéité fondamentale. Ce terme, sinéité, n’existe pas : je l’emprunte à Beckett et Cioran qui, cherchant dans la langue française ce que pouvait être l’équivalent de l’anglais lessness [3](lui-même néologisme qui servit de titre à un texte de Beckett traduit par Sans) l’avaient forgé à partir du mot latin pour « sans » : sine. Sinéité : le lieu sans lieu, le lieu du manque essentiel, de l’absence. Sans corps, sans durée, sans mémoire. Lieu de « sans ». Lieu-sans.
Voilà, enfin dit, le cœur de ma crainte. Elle n’engage que moi, bien entendu.
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Addendum : Je n’ignore évidemment pas le paradoxe et la contradiction dans lequels je suis pris. L’on pourrait en effet me reprocher, critiquant le numérique, d’offrir à lire un texte sur un support numérique. L’on pourrait de la même façon m’accuser d’inconséquence, dans la mesure où je lis/écris beaucoup de choses sur support numérique. Toutes ces accusations seraient justes.
J’admets ma contradiction ; mieux : je l’assume.
Je répondrai cependant trois choses.
Premièrement, il me faut rappeler que cette réflexion sur le numérique, en plus de n’impliquer que le geste de lecture dans ce qu’il a de profond, est d’abord l’expression d’une inquiétude : celle de voir ce même geste se désincarner. Or, je tiens à l’incarnation de l’acte de lecture.
Deuxièmement, je dirai, une fois de plus, que je ne suis pas contre le numérique —cela est impossible. Les supports numériques ne feront jamais disparaître la lecture physique des livres physiques —les deux cohabiteront toujours—, mais je crains de voir le développement formidable des premiers risque amoindrir la valeur, le plaisir, le souvenir, le goût singuliers de la seconde. Je ne dis pas, tel Hugo parlant de l’imprimerie et de l’architecture, que « ceci tuera cela », mais plutôt, que « ceci réduira cela. » Je crains, que dans quelques générations, l’on n’éprouve plus le besoin d’ouvrir un livre.
Et, pour finir, j’ajouterai que les lectures que j’effectue sur support numérique ne sont jamais très longues —elles ne peuvent l’être, puisqu’interrompues sans cesse—. Je lis diverses choses sur écran, mais cette lecture là est hachée, lente, difficile. Ce que j’appelle la lecture profonde : longue, délicieuse, ininterrompue, ne m’est possible qu’avec un livre physique —ou du moins, avec du papier imprimé. De la même manière, j’écris évidemment beaucoup sur support numérique. Mais cette écriture est toujours précédée d’un essai sur papier : il n’y a que là que je ressens vraiment l’écriture et sa domination. Il est vrai qu’il est rare que j’écrive intégralement un texte sur papier avant de le reprendre à la saisie, mais son essence, du moins, naît sur papier.
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