par Mohamed Mbougar Sarr
Auguste Rodin, en plein milieu de sa promenade du crépuscule, s’arrêta soudain, comme paralysé par une force invisible, immatérielle, ou frappé par une de ces commotions de l’esprit, dont la brutalité contraint à suspendre tout mouvement. Le visage tourné vers le soleil qui se couchait, la bouche stupidement ouverte, la mise peu soignée, la barbe lâchée, empoussiérée et sauvage, l’œil vide et perdu dans l’on ne savait quelle terrible vision, il ressemblait là, au milieu de ce pont qu’il traversait chaque soir à la même heure après une journée d’enfermement et de labeur dans son atelier, à quelque fou aux prises avec une apparition surnaturelle. Cet état dura plusieurs secondes, sans que Rodin parlât, sans qu’il bougeât, sans même qu’il cillât ; puis, aussi brusquement qu’il était rentré dans ce moment de léthargie ou d’extase silencieuse, il en sortit, se retourna et se mit à courir comme un forcené vers son atelier.
Etrange spectacle à la vérité que celui de cet homme, d’habitude si calme et mesuré, artiste reconnu de son temps, génie de la sculpture, célébré tant pour la beauté de ses œuvres, la nouveauté de son style, l’humanité de ses pierres, que pour la hauteur de ses vues sur l’art, qui ruait follement, une lueur démente dans le regard, excité, poursuivi, apeuré, tourmenté par l’on ignorait quoi. L’on s’écartait sur son passage, l’on criait au fou sans l’avoir reconnu, l’on se moquait de l’image ridicule de cet homme qu’on ne soupçonnait à aucun moment être Auguste Rodin, lancé dans cette course effrénée, étrangement plié en deux, avec sa barbe voletant de part et d’autre de son visage, et qui semblait s’être échappé de Bicêtre. Les personnes qui le croisaient, d’ailleurs, s’attendaient, aussitôt que le moment de surprise était passé, à voir surgir, lancés à sa poursuite, deux ou trois gaillards en blouse d’infirmier, l’un d’eux portant une camisole de force où l’on emprisonnerait l’évadé aussitôt qu’on le rattraperait. Si on l’attrapait ! Mais l’on ne voyait nulle personne à sa poursuite, et l’on se résolvait alors à reconnaître que cet étrange être courait seul, et cette idée rajoutait à la cocasserie de la scène.
Rodin, lui, ne voyait rien ni personne. Son esprit était tout entier tourné vers la chose qui l’occupait, vers son problème, dont il venait d’entrevoir, il y a quelques minutes, la solution. Aussi, tout en courant, veillait-il à garder en tête l’image qu’il avait vue, nettement, dans le disque solaire, et qui représentait son salut, qui le sauverait de la folie et de l’échec qui le menaçaient depuis qu’il avait entrepris sa dernière œuvre, la plus ambitieuse de toutes.
II
Tandis qu’Auguste Rodin, désespéré et las, jetait sur la statue un regard triste et impuissant, Camille Claudel se tenait derrière lui, silencieuse, regardant également la statue. A l’évidence, elle souffrait autant que cet homme du mal qui le rongeait. Tout dans son attitude, de sa longue chevelure brune défaite à sa posture, résignée quoique gardant cette dignité que seules les femmes savent imprimer à leur douleur, suggérait une solidarité de coeur tant que d’esprit avec l’homme qui se tenait devant elle. Elle eût souhaité l’entourer de ses bras, mais sa propre tristesse, ou une forme de pudeur, la paralysait. Sublime spectacle que celui de ces deux êtres seuls et silencieux, droits et dignes, qui fixaient cette statue aussi immobile, aussi fière, aussi majestueuse dans son immobilité qu’eux dans leur peine. Dans cet atelier qu’éclairait encore assez la lumière du soir pour qu’on en pût distinguer la disposition, le tableau de ces trois silhouettes immobiles mais reliées par un fil invisible eût pu faire songer à une scène d’intérieur de quelque maître flamand.
« Je commence à désespérer de pouvoir y arriver un jour. Je ne sais plus comment m’y prendre, je suis totalement dominé par la pierre. Elle me refuse et me rejette. Elle ne vit pas. J’avais cru, tout à l’heure, avoir entrevu dans les lumières du soleil la solution. Mais c’est encore un échec. »
Ces mots, dont on ne savait s’ils étaient destinés à Camille Claudel, à la statue ou à lui-même, Auguste Rodin les avait dits d’une voix éteinte. Puis, d’un pas lourd, il s’était dirigé vers la porte de l’atelier, laissant au pied de cette oeuvre qui le tourmentait ses ciseaux, son maillet ainsi que tous ses autres outils. Seule avec la statue, Camille Claudel fit quelques pas vers elle, et s’arrêta à sa hauteur. Elle la regarda longuement et finit, au bout d’un certain temps par dire, à voix haute: « L’on te fera un visage, et tu vivras. » Elle attendit encore, regardant toujours la statue, comme si elle espérait une réponse. De la tristesse, l’expression de ses yeux était passée à une forme de défi. « Tu vivras », répéta-t-elle sourdement, avant de sortir à son tour.
Au milieu de cette pièce, dominant de sa hauteur et de sa majesté les autres sculptures, l’ombre portée de la statue en question, à la faveur des lueurs crépusculaires qui balayaient l’endroit, s’étendait désormais jusqu’au fond de la pièce, qui était pourtant fort grande. Sur une sorte de piédestal sur lequel elle était posée, l’on pouvait lire, taillés dans le marbre, ces six lettres en guise de titre: « Balzac. »
Mais ce Balzac-ci, quoique son corps semblât achevé, était pour l’instant sans visage.
III
« Vous y arriverez, Auguste, je n’en doute pas.
-Je n’en doutais pas non plus, jusqu’à aujourd’hui. Le désespoir me saisit, le doute me ronge, et vous savez que s’ils peuvent engendrer de grandes choses, ces deux sentiments peuvent tuer un artiste. J’ai fait, vous m’y avez aidé, un nombre important de moulages pour le visage de Balzac, mais aucun ne convenait vraiment. Autant le corps de la statue me ravit, exprimant, malgré que je l’eusse pudiquement enveloppé dans cette grande et longue pelisse, la force, la puissance, l’énergie colossales qui animaient Balzac et qui le rendaient si géant, autant les différents visages que nous lui avons faits ne s’accordaient pas au reste. Il manque quelque chose, quelque chose de crucial, pour que cette statue vive. »
Rodin avait parlé vite et avec passion. Le calme de la soirée, la disposition d’esprit dans laquelle le mettait quelques bouffées de sa pipe après le dîner et, surtout, l’attention de Camille Claudel l’avaient détendu. Et quoique son affaire le préoccupât toujours visiblement, la tristesse qui l’avait étreint tout à l’heure, au moment de quitter l’atelier, avait disparu, remplacée sur les traits du sculpteur par une sorte d’inquiétude.
« J’ai moi-même remarqué qu’il manquait quelque chose.
—Hélas! »
Camille Claudel craignit d’avoir attristé de nouveau Rodin par sa remarque. Elle laissa s’écouler quelques secondes puis, constatant que le sculpteur semblait toujours aussi absorbé dans sa pensée, elle reprit:
« Je crois savoir, Auguste, ce qui manque à votre Balzac. »
Elle se tut encore, ménageant son effet, alors que Rodin avait levé sur elle des yeux interrogateurs, au fond desquels brillait une excitation puérile, et qui disaient « Dites-moi donc, chère amie! Dites-moi donc! » Camille Claudel sourit, avant d’abréger le supplice de l’homme qui la dévorait du regard.
« Je crois qu’il lui manque de l’âme, c’est-à-dire un masque.
—Je crains de ne pas comprendre, répondit après quelques moments de réflexion Rodin, dont les yeux s’étaient voilés d’une teinte de déception.
—Je veux dire que cette statue n’est pas un portrait. Elle ne doit pas montrer Balzac sous le jour d’une insipide neutralité. Savez-vous ce qui n’allait pas avec tous les moulages que nous avions jusque là faits? Je vais vous le dire: ils étaient indifférents, inexpressifs. Or, et nous l’avons peut-être oublié dans notre souci de l’exactitude, Balzac n’était jamais indifférent à ce qui se passait autour de lui. Ou plutôt si: car il faut être parfois indifférent pour s’écarter des choses et des hommes, et ainsi pouvoir décrire et peindre avec exactitude leur âme. Mais cette indifférence chez Balzac, n’était peut-être jamais que feinte, fausse. »
Camille Claudel se tut, s’attendant à ce que Rodin, qui avait beaucoup lu Balzac, l’arrêtât ou la contredît.
« Achevez, achevez donc, chère amie! Voilà qui n’est pas sans intérêt. Achevez, je vous prie!
—Eh bien, je pense qu’il faudrait à cette statue un visage où se refléterait à la fois l’intérêt le plus aigu et l’indifférence la plus affichée. En d’autres termes, et pour finir…
—…Il lui faudrait un masque d’indifférence, acheva Rodin, dont le visage s’était illuminé. Chère amie, vous êtes un génie! »
Ce compliment, de la part d’Auguste Rodin, son maître, son amant, enfin, un des plus grands esprits de ce temps, remplirent Camille Claudel d’une grande émotion.
« Mais évidemment! Comment n’y ai-pas pensé avant? Un masque d’indifférence, voilà ce qu’il lui faut! Le masque étant à la fois ce qui est visible et ce qui cache, il est toujours double: l’on ne peut nier qu’on le voit, mais l’on ne sait jamais ce qu’il cache vraiment. Rendre le manifeste et le caché, l’impression et le sentiment, voilà, voilà, s’excita Rodin qui semblait avoir retrouvé sa jeunesse et son aplomb. Il faudrait que sur cette statue, l’on puisse voir l’indifférence sur le visage de Balzac, mais que l’on puisse deviner que cette indifférence cache une pensée. Il faut que le visage soit lui même le masque, découvert et voilé, factice mais en même temps si vrai! Ma chère, vous êtes formidable! Venez, que je vous embrasse! »
IV
L’épique lutte entre Rodin et Balzac s’était engagée immédiatement après la discussion.
Malgré les protestations de Camille Claudel, Auguste Rodin avait voulu repartir à l’atelier, quoique la nuit fût déjà bien avancée, pour achever son œuvre.
« Il ne faut jamais laisser s’éteindre la flamme de la création lorsqu’elle s’allume en vous, mon amie! Les idées en art, lorsqu’elles se forment, sont évanescentes! »
Aussi, de guerre lasse, s’était-elle résolue à aller se coucher en laissant l’artiste repartir à son labeur solitaire. Elle avait néanmoins obtenu de lui qu’il se couchât à l’aube, car cela faisait deux jours déjà que, torturé par la statue sans visage de Balzac, Rodin n’avait réussi à dormir.
« Oui, oui, avait eu le temps de lancer le sculpteur avant de disparaître dans son atelier. Ne vous en faites pas: à votre réveil, je serai à votre côté, et mon Balzac sera achevé. »
Lorsqu’elle s’éveilla pourtant, Camille Claudel ne vit pas son amant. Elle pensa naturellement que ce dernier était encore au travail, et qu’absorbé, il n’avait prêté attention à l’heure. « Ces artistes sont vraiment de grands enfants lorsqu’ils travaillent » pensa-t-elle en faisant sa toilette. Celle-ci achevée, la jeune femme se dirigea vers l’atelier, qui était attenant au pavillon dans lequel ils vivaient.
La porte était ouverte; elle entra. Elle ne vit d’abord personne et n’entendit rien, pas même le bruit si caractéristique que font les ciseaux sur la pierre.
« Auguste, êtes-vous là? »
Sa voix se perdit dans l’immensité de la salle. Elle pensa qu’il devait être sorti, après avoir achevé son oeuvre, profiter de la naissance du jour. Camille Claudel se dirigea ensuite vers la statue, qu’elle voyait de dos, de l’endroit où elle se trouvait. Celle-ci, dans la lumière du petit matin, semblait plus majestueuse, et la jeune femme s’émerveilla encore du soin et du détail que Rodin avait apportés à sa sculpture. La chevelure léonine de l’écrivain était rendue dans toute son exactitude, semblant ondoyer au-dessus de ses épaules, que recouvrait un long manteau, qui enveloppait du reste tout le corps de Balzac. Rodin avait su sculpter chaque pli, chaque froissement, chaque effet du mouvement qu’une marche imprime à un vêtement, et vous n’eussiez pu affirmer avec certitude, en voyant cette composition, si c’était la grâce du pas qui faisait l’élégance de la pelisse, ou au contraire si c’était la majestueuse amplitude de celle-ci qui offrait prestance et noblesse à la démarche. Immobile, la statue marchait pourtant: l’on voyait le mouvement des bras, des épaules, des jambes, et le génie de Rodin avait même su suggérer l’allure du pas en dévoilant un bout du pied de Balzac, permettant ainsi de deviner l’écart qui le séparait de l’autre pied. Et ce pied, qui dépassait de l’étoffe, faisait penser au pied de l’Athéna de Phidias, dont la majesté sublime résidait précisément dans ce pas, aérien et si résolu, doux et si ferme.
Camille Claudel arriva à la hauteur de la statue, mais avant même qu’elle ne songeât à lever les yeux vers la partie du visage, elle vit Rodin, étendu au pied de la sculpture, ses outils épars autour de lui, des moules brisés ou inachevés du visage d’Honoré de Balzac à ses côtés, baignant dans son propre sang. Camille Claudel poussa alors un cri horrible, que l’étendue de la salle lui renvoya dans un écho déchirant. Et ce cri, comme une poussière de douleur, resta suspendu dans l’atmosphère de l’atelier, qu’il écrasait de ses résonances.
La jeune femme se jeta sur le sculpteur, baigna dans son sang, le secoua, le griffa, le gifla, le supplia, pleura, le haït, l’aima, cria mille autres fois encore. Rien n’y fit: Auguste Rodin était mort. Il s’était tranché le poignet droit, et dans cette même main, un petit papier chiffonné se trouvait replié. A grand peine, luttant pour ne pas s’évanouir, Camille Claudel l’ouvrit et le lut. Il y était écrit cette phrase aussi courte que terrible: « J’ai échoué. »
Camille Claudel alors, étrangement, se calma, et une ineffable lueur baigna son visage si doux. Elle regarda la statue, longuement, sans dire un mot. Elle sourit ensuite, de ces sourires qui vous eussent glacé le sang, puis se coucha à côté du corps inanimé du sculpteur. Enfin, avec une tranquillité horrible, elle se saisit de ciseaux parmi les outils qui se trouvaient à côté d’eux, et se trancha le poignet droit. Et tandis que son sang se répandait et se mêlait à celui de Rodin, elle attendit la mort en fixant le visage de la statue.
Elle mourut quelques minutes plus tard.
Et dans la grandeur de cette salle, l’immobilité de ces trois silhouettes unies par un fil mystérieux avait quelque chose de tragiquement solennel et beau.
Un puissant rayon de soleil balaya la salle qui avait retrouvé son silence et son calme, solidaire du drame qu’elle avait couvé et dont elle avait, de son ouverture à son dénouement, été le théâtre. Le visage de ces trois corps, deux de chair et un de pierre, fut éclairé. Le visage de Rodin était masqué par la douleur; celui de Camille Claudel, morte les yeux ouverts, par la folie. Quant à la statue de Balzac, elle arborait le plus mystérieux masque que l’on vît jamais, reflétant l’on ne sait quel sentiment humain. Certaines gens, se promenant aujourd’hui encore dans les allées du Musée Rodin, attendant sur les quais de la station Varenne, sur la ligne 13 du métro de Paris, ou déambulant Boulevard Raspail, autant d’endroits où l’on peut encore contempler ce monument, hésitent encore à mettre un sentiment sur cet énigmatique faciès, qui fut le seul spectateur de la mort d’Auguste Rodin et de Camille Claudel.
Il paraît toutefois, d’après les experts en art, en physionomie ou en psychologie humaine, que le sentiment masquant le visage de cette statue ne serait rien d’autre qu’une sublime indifférence.